Keith Hudson est peut être le producteur le plus injustement méconnu de toute l’histoire du reggae. Il a pourtant laissé derrière lui une œuvre imposante, travaillant en son temps avec les meilleurs artistes et deejays du moment. Scratch raconte...
À la fin des années 60, Clement « Coxsone » Dodd, Duke Reid et, dans une moindre mesure, Leslie Kong occupent les premières places dans la production musicale en Jamaïque. Mais leur suprématie est bientôt ébranlée par l’arrivée d’une nouvelle génération de producteurs. Prince Buster, le seul a avoir sérieusement inquiété Dodd durant les sixties, s’est depuis recyclé dans le business de juke box. Parmi ces nouveaux producteurs, dont beaucoup ont déjà travaillé pour Dodd en particulier, on trouve Clancy Eccles, Lee Perry, Lloyd Daley, J.J. Johnson, Winston Riley, Joel Gibson, Bunny Lee et Derrick Harriot, sans oublier Sonia Pottinger, la seule personnalité féminine importante impliquée dans la production musicale jamaïcaine. Tous sont responsables de l’évolution du reggae depuis le rock steady des années 66/67. En 1970, ils sont rejoints par de nouvelles têtes, une seconde génération de producteurs en fait, parmi lesquels Keith Hudson qui se hisse à la première place en Jamaïque avec sa toute première production, la chanson
Old Fashioned Wayde Ken Boothe, et qui produira par la suite certains des disques reggae les plus importants du début des années 70.
Keith Hudson est né dans une famille de musiciens en 1947. Adolescent, il est un des disciples du Downbeat, le sound-system de Clement « Coxsone » Dodd. Des artistes comme Prince Buster, Eric « Monty » Morris, Stranger Cole et Derrick Morgan font une grande impression sur le jeune Hudson. En effet, son premier hit est l’œuvre de l’ancien partenaire de Stranger Cole, le chanteur Ken Boothe. Ce hit sera suivi par d’autres : Never Will I Hurt My Baby de John Holt et One One de Delroy Wilson.
Hudson porte alors son attention sur les nouveaux deejays qui, suite au succès de King Stitt, commencent à avoir accès aux studios d’enregistrement. Il enregistre tout d’abord Dennis Alcaponne dans des titres comme Maker Version, sur lequel Dennis utilise pour la première fois ses célèbre lyrics El Paso, puis dans une série de disques excellents : Revelation Version, Shades Of Hudson et Spanish Amigo (peut être le meilleur des premiers enregistrements du deejay). Après ce brillant départ, Dennis continuera dans cette voie - inimitable ! -, comme sur la version du Old Fashioned Way de Ken Boothe. Ce riddim, avec une ligne de basse légèrement modifiée et l’addition du sax ténor de Val Bennett, servira aussi de base au troisième enregistrement de U Roy, Dynamic Fashioned Way. Ce morceau, réalisé avant les célèbres enregistrements de U Roy pour Duke Reid, est aujourd’hui considéré, comme un grand classique. Avec les autres titres de Dennis Alcapone enregistrés par le producteur Dynamic Fashioned Way confirme l’intérêt de Keith Hudson pour les deejays.
En 1972, le deejay Big Youth voit sa carrière faire un bond en avant lorsqu’il enregistre S.90 Skank pour le producteur, toastant sur la version de True True To My Heart, un titre chanté par Hudson lui-même. Ce morceau est un autre grand classique et on peut le trouver sur l’album The Best of Big Youth / Every Skank (Trojan). A cette époque, Keith Hudson commence réellement à s’imposer comme un innovateur dans son domaine. Dans
Satan Side, un titre enregistré sous son nom, la combinaison formée par sa voix bourrue, la trompette déchaînée de Johnny Moore et la rythmique bourrée d’effets dub ne ressemblait à rien d’existant jusqu’alors.
Autres classiques dûs aux soins du producteur : l’instrumental Riot et sa version toastée par U Roy ; le superbe Don’t Think About Me de Horace Andy, dont la version sera reprise par deux deejays, Jah Woosh et Dino Perkins, et par Hudson lui-même ; The Exile Song des mystérieux Skiddy & Detroit, un titre qui reprend la mélodie de House Of The Rising Sun et dont il existe une version dub intitulée Michael Talbot Affair...
Pendant toute cette période, Keith Hudson sort beaucoup de disques sur ses propres labels en Jamaïque : Mafia, Rebind, Imbidimts et Tell A Take Records. Mais vers le milieu des années 70, il délaisse la production pour se consacrer plus spécifiquement à sa carrière solo. Il enregistre ainsi plusieurs albums en tant que chanteur : Class And Subject, Furnace, Flesh Of My Skin, Torch Of Freedom, Too Expensive, Rasta Communication... Il réalise aussi deux albums dubs excellents : le classique Pick A Dub et Brand version dub de l’album Rasta Communication. Pour la plupart, ces albums montrent les capacités vocales limitées de Keith Hudson, et l’influence du rock notamment, mais aussi d’autres musiques, se fait ressentir dans la composition des riddim.
En novembre 1984, à l’âge de 38 ans, Keith Hudson meurt d’un cancer du poumon. Il fut, sans aucun doute, l’un des plus grands producteurs de reggae, et l’œuvre qu’il enregistra, en particulier dans la première moitié des années 70, lui a assuré une place de choix dans l’histoire de la musique jamaïcaine.
Jah Lucin (Scratch n°3 / 1996)
Albums à écouter
« Studio Kinda Cloudy » (Trojan)
« Pick A Dub » (Blood & Fire)
« Brand » (Pressure Sounds)