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Incessante ascencion Steve Coleman

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Incessante ascencion

En 2001, Steve Coleman & The Five Elements sortent « The Ascension To Light ». Cet album enrichit une discographie qui grave, au rythme de plus d’un disque par an depuis 1985, le sillon de l’évolution passionnante du musicien et de l’homme.

Plus qu’il n’en fallait pour donner l’occasion à Mr OaT de revenir sur les traces discographiques et autres laissées par ce créateur parmi les plus stimulants de la fin du siècle dernier, et de celui à venir.

Naît en 56, dans la ville de Chicago, le jeune Steve grandit baigné de la multiple et vibrante tradition musicale afro-américaine. A treize ans, son premier sax alto dans les mains, il se passionnera pour Maceo Parker, jouera quelques cinq ans dans des groupes de funk. Puis, c’est la découverte de la plus complexe science onomatopéique d’un autre Parker, le Bird. Cette musique enracinée dans l’urgence de vivre, d’être un homme, d’imiter le chant du phénix (le blues ?), Coleman la désigne aujourd’hui encore comme sa principale influence.
Si l’originalité de sa voix de compositeur/improvisateur peut laisser entendre des connivences avec celles de James Brown, Béla Bartok, de certaines musiques africaines ou de John Coltrane, ce jeu de miroirs musicaux ne peut l’éclairer que partiellement.

New York is the place

Constatant que c’est de New York que viennent les meilleurs musiciens, Steve Coleman se décide un jour de 78 : voyage en stop, quelques mois de galère dans un YMCA… puis il est engagé dans le Thad Jones/Mel Lewis Big Band. Plus tard dans le Sam Rivers Studio Rivbea Orchestra, où il apprend beaucoup en matière de composition et par de nombreux autres, dont le big band de Cecil Taylor.
Pendant quatre ans, il vit de ces cachets et de l’argent gagné à jouer dans la rue avec le trompettiste Graham Haynes et le prototype du groupe qui deviendra les Five Elements. C’est aussi à cette période qu’il découvre les musiques d’Afrique de l’Ouest et la spiritualité sophistiquée qui les nourrit. De cet ingrédient essentiel, souvent méconnu du public et des critiques occidentaux, Coleman tendra dorénavant à faire sa propre synthèse, jusqu’à la musique foncièrement spirituelle qu’il livre aujourd’hui.
Mais dans cet apprentissage pluriel va d’abord se cristalliser une conception musicale basée sur l’interaction. Le mode soliste/rythmique figé par un soi-disant jazz est délaissé, pour systématiquement conditionner l’expression musicale aux règles du dialogue : statut du soliste remis en cause par des rythmiques complexes inévitables, solos simultanés et croisés en tous sens, ainsi de suite. Rien de véritablement nouveau diront certains, quoique…

Everything is on the on

Dès 1981, le sixième élément Coleman et ses acolytes accouchent de leur hybride mutant de jazz, de funk et de sécrétions afronautiques. Du jamais entendu. Ouverte sur son environnement, fortement énergétique, la chose croît rapidement, et tel Godzilla décapitant l’Empire State en s’époussetant l’épaule, écrase sur son passage certains jazz-funk et jazz-rock définitivement dépassés. Ecouter Motherland Pulse (1985) et On The Edge Of Tomorrow (1986) par exemple, indispensables bouillons où entrent en fusion post-néo-bop, P-funk, hip hop et arts martiaux rythmiques - Marvin « Smitty » Smith, bénies sont tes baguettes magiques.
Le lyrisme martial et funky de l’alto de Coleman commence également à se faire entendre sur de nombreux enregistrements, au sein du M-BASE notamment. Acronyme de Macro-Basic Array of Structured Extemporizations (un défi aux discours qui voudraient cerner et intellectualiser leurs musiques), M-BASE recouvre un collectif informel de musiciens aux conceptions et aspirations communes : exprimer leurs expériences à travers une musique principalement basée sur l’improvisation et la structure. Un des fondateurs du collectif, Coleman est avec Greg Osby celui chez qui ces principes fondamentaux sont les plus systématisés. Il deviendra aussi le leader de ce qui ne ressemble plus tellement à un collectif, mais à une marque de fabrique qu’il est maintenant le seul à apposer.

Froid comme la glace

Suivant une évolution perceptible d’album en album, la musique de The Five Elements se radicalise au tournant des 90s, présentant des syncopes de plus en plus radicales, un lyrisme de plus en plus singulier (« Black Science » en 1991, « Drop Kick » en 1992). Une hallucinante gymnastique rythmique, qui pousse à la danse sans user des cognitions musicales les plus consensuelles.
Cette musique tient effectivement d’une certaine discipline, et en tant que telle peut paraître rigide. Cette rigidité, cette froideur, qui s’affirment dans les formes (rythmes casse-cou à la précision chirurgicale, lyrisme détaché des solos), comme dans le son (basse/batterie en avant, sonorités électriques), reflets d’un environnement urbain (toujours New York !), sont aussi les signes de l’altérité revendiquée d’une musique mouvante et inclassable. Une musique qui reste enracinée dans le blues et le bebop, mais refusant de coller à leurs affects datés comme le font trop de zélateurs en manque d’inspiration, préfère en donner une vision perpétuellement contemporaine et personnelle. Et ainsi, affirmer la modernité de leurs discours (et du sien) sans se bercer de l’illusion d’une forme fixe.
Laissez-moi maintenant vous dire qu’étant leader, saxophoniste, compositeur, Steve Coleman doit aussi être considéré comme un chercheur. Ainsi ses lectures et sa rencontre avec le philosophe kémétique Thomas Goodwin vont éclairer les parallèles entre sa sensibilité, ses théories musicales, et celles de certaines cultures anciennes. D’un côté, il développera avec l’aide de l’IRCAM un programme qui intègre certaines de ses théories : Ramses est capable de réagir en temps réel avec des musiciens et d’improviser (un concert en juin 1999 à Paris fut paraît-il très surprenant). Mais Coleman va surtout focaliser son travail sur les liens ancestraux entre musique et mystique.


Les sources du possible

Après ce raidissement de ses lignes de force, la musique de Steve Coleman semble ensuite s’assouplir autour d’elles, changer perceptiblement dans sa manière d’appliquer ses principes, de les prendre au sérieux.
Cette nouvelle évolution doit beaucoup au départ du maître des polyrythmies Marvin « Smitty » Smith, présent depuis les débuts dans un groupe où le personnel évolue constamment. Il cède son tabouret au moins tentaculaire mais terriblement funky Gene Lake. De décembre 93 à janvier 94, Coleman part au Ghana étudier les relations entre le langage et la musique. Ce voyage aura de profondes ré-percussions sur sa musique et sa philosophie. La matière sonore et rythmique se détend et s’étend, tandis que quelque chose se réchauffe dans les sinuosités du jeu de l’altiste. Godzilla serait zen ?
En tout cas les enregistrements studio des Five Elements se fluidifient, pour se rapprocher des performances live - comparer « The Tao Of Mad Phat » (1993) et « Def Trance Beat » (1995) - une musique organique, presque palpable. Un courant incessant qui absorbe également le flow du rap/spoken word des inénarrables freestylers des Metrics. Steve Coleman déclare qu’il a eu du mal à trouver des rappers capables de se poser sur ses géométries rythmiques tournoyantes ; il faut en effet entendre les acrobaties microphoniques de Black Indian, Kokayi et Sub Z pour y croire.
Enfin en 1995, Steve Coleman forme The Mystic Rhythm Society, dans l’optique « d’explorer la structure de l’univers et d’exprimer ces formes à travers la musique », pas moins. Le premier concert de cette formation pluri-culturelle, enregistré à Paris, paraît parfois confus et imprécis par rapport aux autres enregistrements du saxophoniste. Mais c’est en cette Mystic Rhythm Society que vont mûrir les transformations passionnantes de sa vision musicale.


Esprits dans la diaspora

1995 est semble-t-il une année décisive. Steve Coleman emmène son groupe à Cuba pour une confrontation avec la tradition yoruba, dépositaire d’une science musicale oubliée en Occident. C’est Francisco Zamora Chirino et sa formation AfroCuba de Matanzas, éminents gardiens de cette tradition (et de nombreuses autres, le tout formant la santeria), qui seront les vecteurs de cette transmission de la métaphysique d’une culture.
Coleman déclare alors : « …nous n’essayons toujours pas, de jouer de la vrai musique africaine, mais l’aspect relationnel de notre musique est influencé par l’Afrique. » C’est toujours cette priorité donnée à l’interaction qui aura permis la rencontre véritable que documente l’époustouflant The Sign And The Seal. S’éloignant du côté démonstration de mises en place impossibles avec laquelle il flirtait parfois, Coleman s’attaque plus explicitement au cœur de la question musicale, sans épuiser la musique à force de théories. Les deux formations se rejoignent sur « l’idée africaine d’exprimer l’univers et les forces de la nature à travers le son, les configurations rythmiques/tonales… ». La Mystic Rhythm Society (rythmique, saxs/trompettes, rapper), les chants religieux et percussions traditionnelles (exprimant la vision du monde yoruba ravivée par AfroCuba de Matanzas) imbriquent leurs cycles multiples, et communiquent au sein de ce nouveau tissu de relations. Se produit alors une musique soucieuse de son discours sur et avec le monde (le signe et le sceau), des rapports entre fond et forme. Consciente de sa capacité à signifier son environnement. Et s’il est bien sur question de technique et de technologie, on est avant tout frappé par sa sensibilité tendue, son sérieux festif. En gros, c’est une vraie tuerie.


Passages

« Je passe en fait tout mon temps à penser à la vie, et ensuite en tant que musicien, j’essaye d’utiliser cet art pour exprimer ces idées philosophiques symboliquement. » Après Cuba, d’autres voyages viendront nourrir la quête de Steve Coleman. Avec ou sans son groupe, il ira au Brésil, au Sénégal, en Inde, en Egypte. Aucun enregistrement n’en résultera ; seulement la rumeur d’un disque avec des musiciens sénégalais qui n’a pas vu le jour. Néanmoins les albums que Steve Coleman sortira ensuite s’inscrivent clairement dans la continuité de The Sign And The Seal.
Genesis, sur lequel figure un big band cuivres/percus/cordes baptisé le Council of Balance, sort en 1997. Pour la première fois, on entend la musique de Coleman jouée par un grand ensemble. Et c’est une nouvelle claque. Enorme. D’une densité rare, cette longue suite calquée sur les sept jours de la création selon la Genèse respire néanmoins d’un souffle profond et reste équilibrée. Des passages suffisamment aérés permettent de récupérer de ces profondes inspirations de funk yoruba et de mystique coltranienne. L’album des Five Elements qui accompagne cet opus s’intitule The Opening Of The Way, tout un programme. Ces polyrythmies inouïes (plus souples et complexes avec l’arrivée de Sean Rickman à la batterie) pourraient bien être les images actives des cycles primordiaux que Coleman prétend utiliser comme modèles.

Vers la lumière ?

La musique procède-t-elle d’une source unique, aux manifestations infinies ? On peut le croire à entendre le dynamisme des syncrétismes américano-africains survivants, et ce que l’on nomme communément le groove. Même si on ne reconnaît pas la musique, on le reconnaît, lui : hip hop, géométrie, danse, angles tranchés et arrondis étendus.
Coleman s’est intéressé aux formes les plus codifiées de ces musiques, et a découvert des correspondances - arithmétique, harmonie, géométrie, spiritualité.
« Dans les sociétés anciennes, ils pensaient de cette manière, c’est pour cela qu’ils étaient capables de faire des choses que nous ne comprenons même pas aujourd’hui… Même l’art et la science étaient fusionnés. Il n’y avait pas l’ « art » tel que nous le connaissons maintenant. Tout était art, science, vous voyez, religion – tout cela était fusionné en une grande « science sacrée »… C’est en quelque sorte la route ou le chemin que je suis, le chemin qu’ont suivi des gens comme Muhal (Richard Abrams), ou John Coltrane. Personne n’en parle, parce qu’ils choisissent de parler de « quelle note tu as utilisée sur cet accord »... »
Paru en 1998 et 2001 mais issus de séances d’enregistrement proches et de réflexions similaires, The Sonic Language Of Myth et The Ascension To Light sont constitués de véritables études sonores - phénomènes naturels ou symboles religieux. L’instrumentation est foisonnante (respectivement double quatuor cordes/chanteur ou quintette de vents, sur certains morceaux), contribuant au renouvellement du son Coleman. Sur The Ascension To Light qui me semble globalement plus réussi, une pipa (luth chinois), un harmonica (le jeune Grégoire Marret) ou le sax ténor fiévreux de Gary Thomas, que l’on retrouve avec plaisir, viennent aussi enrichir la texture sonore sans nuire à sa fluidité.
La musique de Coleman, architecture mouvante de lignes martiales, reste immédiatement identifiable. Elle affirme de plus en plus ce lyrisme étrangement passionné et distancié à la fois, ou s’emporte dans des improvisations collectives (« The 42 Assessors » qui rappelle Sun Ra, c’est dire si vous devriez vous méfier…). Ce qu’elle perd peut-être en impact et en chaleur brutale, elle le gagne en sophistication. Et que l’on connaisse les subtilités conceptuelles qui la sous-tende ou pas (« Instantaneous » à quatre voix (saxes, trompettes) ou les irrésistibles balancements de « Polarity And Equilibrium In A Fluid » et « Embryo »), elle reste simplement, indéniablement, belle.

On a pas parlé de politique, on a écarté le sujet, mais on aurait pu (on aurait du ?). Comment une telle radicalité dans la démarche et dans l’expression d’un musicien, se sont-elles accommodées des exigences de l’économie ? Bien plus, tu l’auras compris complice lecteur si tu m’as suivi jusqu’ici, la vision de Coleman pousse à un regard nouveau sur le commun des productions musicales. Concrètement, on aimerait par exemple en savoir plus sur les rapports entre Coleman et BMG. On se doute que l’indépendance dont il jouit fut acquise après des années de travail et d’intransigeance. On constate l’importance de son manager Sophia Wong, le sérieux des équipes de production américaine puis française depuis 1995.
Mais c’est bien de musique dont il s’agit, seulement de musique. Et si certains peuvent être effrayés ou refroidis par son inhabituelle densité, elle n’en est pas moins précieuse aux yeux des mélomanes téméraires. D’autant plus précieuse qu’elle est rendue rare par l’inconséquente course au profit qui sévit dans les départements jazz des grosses maisons de disques aussi bien qu’ailleurs. Alors profitez-en, c’est pas encore illégal. Et pour finir, laissons la parole à M. Coleman lui-même, parlant musique :

« Et tu vois, une force pour les choses positives. Je pense qu’il est possible qu’elle ait un effet d’expansion spirituelle. Je sais que c’est l’effet qu’elle a eu sur moi. Ils appellent ça soul, ou ceci ou cela. C’est quelque chose de plutôt insaisissable… C’est quelque chose de tellement puissant, c’est comme la musique de Coltrane. Tu détestes ou tu aimes… Cela peut être trop fort pour toi, vraiment trop. Je cherche ce genre de truc qui explose sur la conscience. »

Mr Oat (Scratch n°15 / 2002)


Discographie non exhaustive 

STEVE COLEMAN GROUP
« Motherland Pulse » (JMT, 1985)

S. C. & FIVE ELEMENTS
« On The Edge of Tomorrow » (JMT, 1986)
« Black Science » (RCA Novus/BMG, 1991)
« Drop Kick » (RCA Novus/BMG, 1992)
« The Tao of Mad Phat » (RCA Novus/BMG, 1993)
« Def Trance Beat » (RCA Novus/BMG, 1995)
« The Sonic Language of Myth » (RCA Victor/BMG, 1998)
« The Ascension to Light » (RCA Victor/BMG, 2001)

S. C. & METRICS
« The Way of the Cipher / Live at the Hot Brass » (RCA Groovetown/BMG, 1995)

S. C. & MYSTIC RHYTHM SOCIET
« Myths, Modes and Means / Live at the Hot Brass »
(RCA Groovetown/BMG, 1995)
in collaboration with AFROCUBA DE MATANZAS
« The Sign and the Seal » (RCA Victor/BMG, 1996)

S. C. featuring THE COUNCIL OF BALANCE & F. E.
« Genesis / The Opening of the Way » (RCA Victor/BMG, 1997)


 

 

 

 

Une hallucinante gymnastique rythmique, qui pousse à la danse sans user des cognitions musicales les plus consensuelles.