Une double dédicace, un label mythique, une date. Ou comment raconter une page d’histoire à partir d’un 45 tours.
Myriam Makeba et Stokely Carmichael
En ce mois de juin 1968, la résidence de l’ambassadeur tanzanien à New York devient, le temps d’une journée, l’épicentre du panafricanisme et du Black Power réunis. On y célèbre les noces de la diva sud-africaine Myriam Makeba et du responsable politique Stokely Carmichael, inventeur du slogan Black Power
La radicalisation d’une partie des militants des droits civiques remonte au début des années 60 avec notamment Malcolm X, mais prend une autre dimension en 1966 avec la création du Black Panther Party, et la tentative d’assassinat sur James Meredith. Ce dernier avait entrepris une Marche contre la peur dans le Vieux Sud ; marche interrompue par les tirs d’un sniper. L’action sera continuée par le SNCC (Student Non-violent Coordinating Committe), dont Carmichael est un des dirigeants. Le 18 juin, à Greenwood, Mississipi, il prononce la formule qui restera dans l’histoire : « pendant des années, nous avons crié "Liberté", aujourd’hui, nous disons "Black Power" »
Bien plus qu’un slogan, le Black Power deviendra une théorie, basée sur le concept développé par Carmichael de racisme institutionnel.
Stokely Carmichael adopte alors l’idéologie du séparatisme (entre Noirs et Blancs) au détriment de l’intégrationnisme de Martin Luther King, adhère en 1967 au Black Panther Party, en devient le Premier Ministre, rencontre des dirigeants anti-impérialistes à Cuba, au Nord Vietnam et en Guinée. Dès son retour aux Etats Unis, la CIA lui retire son passeport. Son activisme et ses déclarations en faveur de la guérilla révolutionnaire en font également une cible privilégiée du FBI et de son directeur, J.Edgar Hoover, pour qui les Black Panthers sont un des principaux dangers pour les USA.
Myriam Makeba, elle, est une icône de la lutte contre le racisme, exilée hors d’Afrique du Sud pour sa participation au film anti-apartheid Come Back Africa. Aux Etats-Unis, avec son second mari Harry Belafonte, elle poursuit ce militantisme, auquel s’ajoute tout naturellement le combat anti-ségrégationniste sur le sol étatsunien. Son discours de 1963 dénonçant l’apartheid devant l’assemblée des Nations Unies est la première dénonciation de cette ampleur du régime raciste de Pretoria.
Son mariage va marquer un coup d’arrêt pour la carrière de la chanteuse : sa maison de disques RCA rompt son contrat, les dates de concerts sont annulées les unes après les autres, et de nombreuses radios déprogramment ses disques. Après un concert au Coconut Grove de Hollywood en avril 1968, elle se rend en Jamaïque, où l’ambassade des États-Unis lui apprend que son visa n’est pas reconduit. Quelques mois plus tard, les époux vont alors s’installer en Guinée, accueillis par le président Ahmed Sékou Touré. Un choix tout naturel : en 1959, la Guinée avait déjà offert l’asile politique à Myriam Makeba, privée de passeport par le régime d apartheid de Pretoria. L’année suivante, c’est depuis Conakry que la chanteuse organise sa tournée des capitales des pays africains fraîchement indépendants. Sékou Touré est un des fers de lance du panafricanisme sur le continent, Stokely Carmichael choisira d’ailleurs son nouveau nom Kwame Touré pour lui rendre hommage, ainsi qu’au président déchu du Ghana Kwame Nkrumah, réfugié en Guinée depuis sa destitution en 1965.
Le socialisme autoritaire et étatiste de Sékou Touré se décline aussi sur le plan des productions culturelles : comme pour le cinéma et l’édition photographique, la Guinée se dote d’un label musical monopolistique d’État : Syliphone. Myriam Makeba publiera ses enregistrements sur ce label jusqu’à son départ de Guinée en 1984, à la suite du décès de Sékou Touré rapidement suivi d’un coup d’État.
Westwind Unification, dédicacé par les époux Makeba-Carmichael, est un hymne poétique au panafricanisme. Quant au destinataire de la dédicace, le mystère reste entier…
Pour aller plus loin :
Discographie complète du label Silyphone
Les photos du mariage, Ebony 1968
Itw Myriam Makeba au sujet des conséquences de son mariage avec Carmichael
Africa Unite, une histoire du panafricanisme par Amzat BOUKARI-YABARA. La Découverte, Paris 2014.
La villa de Myriam Makeba en Guinée, reportage de la BBC de 2016
Quelques mots de Myriam Makeba à propos de son mariage avec Stokely Carmichael
Texte de L’Espadrille
Phocéephone