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The Mystery of Doom

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Cet article paru dans le numéro 15 de la revue Scratch
avait été réalisé en 2001 par l’auteur et artiste Jean-Yves Blanc a.k.a. Boodylane.

LES AS DU TAUDIS.

L’histoire commence en 1986. On est en plein dans l’ère du reaganisme triomphant, ce qui veut dire que les riches continuent à s’enrichir et que les pauvres continuent leur collection de cafards morts. Pas étonnant que le vent de la contestation commence à souffler notamment chez les communautés qui survivent dans le ghetto. Quelques jeunes afro-américains se mettent en tête de sortir les consciences de leurs concitoyens de l’apathie généralisée dans laquelle elles s’enfoncent inexorablement. Cet été-là Chuck D. proclame Public Enemy Number One sur les ondes de son show radiophonique et Rakim appelle à voter pour Eric B. comme président. Le tonnerre gronde et le rap de marée ne va pas tarder à déferler dans tout le pays. C’est dans cette période d’effervescence que surgit le trio Kmd (pour « Kausin’ much damage ») en direct de Strong Island, bien décidé à prendre le micro pour faire des dégâts. A l’origine du groupe on trouve deux frères Dumile baptisés pour la circonstance Zev Lov X et DJ Subroc. Autour de ce noyau dur gravite l’électron libre MC Onyx. L’épopée musicale Kmd ne débute véritablement que deux ans plus tard lorsqu’ils rencontrent MC Serch et Pete Nice les deux mc’s du trio de Brooklyn Third Bass.
Cette rencontre débouche sur une amitié solide toujours pas démentie et sur une collaboration artistique des plus fructueuses. De celle qu’on arrose avec un cru millésimé.

En cette année 1989, MC Serch et Pete Nice invitent Zev Lov X à graver pour la première fois sa voix dans l’acétate et ce sur le désormais classique Gas Face que l’on retrouve sur The Cactus le premier essai discographique transformé de Third Bass. Le titre est produit par l’inévitable Prince Paul et sur une boucle de piano piqué à Jerry Roll Morton, les trois mc’s abordent, ce qui va devenir récurent chez Kmd, la lutte contre les clichés qui enferment l’individu noir dans une image dévalorisée et dévalorisante : « Black cat is bad luck / Bad guys wear black / Musta been a white guy who started all that / Make the gas face ! for those little white lies » (« Les chats noirs portent malheur / Les mauvais garçons portent du noir / Ce doit être un blanc qui a inventé ça / Faîtes un gas face à tous ces petits mensonges blancs. ») Mais qu’est ce qu’un gas face me direz-vous , la question est posée à Pete Nice :
« C’est une grimace de dégoût, une expression que tu utilises quand tu entends ou que tu vois le genre de conneries qui ne nécessite aucune réaction verbale. C’est un morceau drôle avec un message sérieux. Ca parle de certains frères qui se sont fait jeter de maison s de disques et la façon dont les noirs sont stéréotypés et dont les situations sont manipulées. » Des morceaux drôles avec un message sérieux, voilà le postulat du groupe.
C’est naturellement que les membres de Third Bass deviennent les producteurs exécutifs du premier lp de Kmd, Mr Hood sorti en 1991 sur Elektra. Un album conceptuel qui s’écoute comme un récit navigant entre prise de conscience et position afro-centriste, le tout entrecoupé de petites saynètes à l’humour acide qui servent un propos des plus réfléchis. Les trois mc’s nous narrent les déambulations de Mr Hood au cœur d’un quartier populaire, le ricain de base victime des préjugés et que les membres du groupe tentent d’éveiller en lui montrant que jeune, afro-américain et désargenté ne sont pas synonymes d’analphabète, de voleur ou de dealer de drogue. La tâche est rude et les trois jeunes gens doivent user de tous leur art de la rhétorique pour venir à bout des quatre siècles d’obscurantisme qui ont ignoré « la diversité et la richesse des cultures issues de la diaspora africaine ». Ce qui les amène à se demander sur Banana Peel Blues de combien d’évidence les gens ont besoin pour enfin voir les hommes sur le même pied d’égalité. Le premier titre du lp, la rencontre de Zev avec Mr Hood dans une bijouterie, donne le ton. Après lui avoir évité de se faire arnaquer par le bijoutier, le jeune Zev demande à Mr Hood s’il ne connaîtrait pas un endroit où trouver du travail et celui-ci cherche à l’envoyer vers un repaire de dealer. Musicalement le disque est proche de l’univers de Third Bass : utilisation de dialogues samplés sur lesquels s’articulent l’histoire, un télescopage sonore des plus hétéroclites où se mélangent avec un égal bonheur funk, jazz, blues ... Leur fraîcheur et leur insouciance leur permettent toutes les audaces. A noter la géniale joute verbale avec les Brand Nubian sur l’énergique Nitty Gritty qui ne fait qu’ajouter à ce lp plus que brillant. « Each one must teach one that’s how we reach one » entend-t-on à la fin du morceau, une conclusion qui fait écho au sous titre de l’album A positive cause in a much damaged society. Chacun se doit d’avoir un rôle d’éducation envers son prochain aussi infime soit-il.

1991 est aussi l’année où Third Bass sort deuxième album, l’excellentissime-fantabulesque Derelict Of Dialect où l’on retrouve Prince Paul, Nice & Smooth, Chubb Rock et les membres de Kmd qui produisent et participent au titre Ace In The Hole. Un bon millésime, cette année 1991.
Le second opus est prévu pour 1993. Il doit s’appeler Black Bastards. Le disque vient d’être achevé mais l’histoire dérape et des évènements tragique vont mettre un terme provisoire à l’aventure Kmd. DJ Subroc, renversé par une voiture, disparaît. Peu après, un différent oppose Zev et la maison de disque Elektra. Celle-ci refuse de mettre le disque tel quel sur le marché. Le titre de l’album et la pochette représentant une caricature d’homme noir pendu à une potence ne sont pas à leur goût (un comble d’hypocrisie lorsqu’on regarde les pochettes de Public Enemy, à la même époque.) Devant le refus de Zev de céder à toute compromission, Elektra décide de ne pas sortir le disque et libère Kmd de leur contrat. X jète l’éponge face à tant d’adversité et le disque, après un tirage en white label ultra confidentiel, est définitivement enterré. Ce disque ne devait semble-t-il jamais voir le jour. En effet, le label Readyrock qui avait récupéré la licence et sorti le disque en 2000 dépose le bilan, la galette à peine arrivée dans les bacs. A croire qu’il y a de la sorcellerie là-dessous ou un complot visant à faire couper la langue un peu trop pendue de Zev. Mais non, voilà que le disque réapparaît aujourd’hui chez Sub Verse grâce aux efforts de Zev qui édite l’album sur son propre label Metal Face Records.
C’est donc avec une joie non feinte que l’on peut enfin écouter ce miraculé. La recette est identique au précédent mais les ingrédients ont quelque peu changé. Le concept de Black Bastards comme son prédécesseur est de briser les stéréotypes. Et ils continuent aussi à évoquer ces petits rien qui font le sel de la vie (un bon joint, une bonne bouteille...) L’univers musical est plus homogène, plus concentré. La part belle faite aux basses électriques et acoustiques qui apporte chaleur et profondeur. Le son a pris du grain, s’est épaissi. Ils ont laissé de côté la naïveté, l’insouciance du premier lp pour un discours musical et lyrical plus contrôlé. Les morceaux liés entre eux se développent comme les thèmes différents d’un même long mouvement. Ici aussi on a affaire à un récit avec des articulations sonores plus que verbales. Les grondements de batterie intempestifs et les montées de cuivres laissent penser parfois à un enregistrement live, en une prise comme une jam session où les musiciens prennent des chemins de traverse, investissent des terres encore vierges. Mais ne vous y méprenez pas, si cela paraît plus profond, on reste en territoire hip hop. Un breuvage pour le corps et l’esprit.

LE MICRO MONDE DE DOOM.

Les coups du sort n’ont pas épargné Daniel Dumile. On aurait pu le croire disparu, englouti quelque part au large des Bermudes, déboulonné par les super héros mal embouchés à la solde du grand capital. Mais le bougre est toujours debout, près à en découdre avec l’industrie du disque qui l’a rejeté et tous les wack emcees qui l’avaient enterré un peu trop vite.
En 1997, entouré d’une aura de mystère, il réapparaît dans la peau, ou plutôt dans l’armure en acier inoxydable de Metal Fingers Doom, le super vilain au génie scientifique qui se bat contre les quatre fantastiques. Grâce à son vieil ami Bobbito Garcia (animateur de radio aux goûts avisés et découvreur de talent patenté) et par l’intermédiaire de son label Fondl’em, MF Doom peut envoyé une première salve de maxis. Il a enfin les gants en acier libre pour réaliser ses envies musicales sans la pression d’une major pour lui dicter ses choix. Ainsi se succèdent de 1998 à 2000, trois maxis vinyl de Doom. Le premier reste un moment important puisqu’il inclut le morceau Dead Bent, le premier qu’il ait posé depuis l’époque Kmd. Un Ep ainsi que deux maxi de Kmd vont aussi être pressés. La première occasion d’entendre quelques titres du défunt Black Bastards.
En 1999 sort Operation : Doomsday sur Metal Face Records où l’on retrouve les titres sortis en maxi et qui aura mis cinq ans à voir le jour. Le super vilain compense le manque de moyen par une débauche de trouvailles. Le disque oscille entre des titres aux sonorités synthétiques chères aux années quatre vingt et des pièces plus aventureuses à l’image de Tick, tick... avec son comparse MF Grimm où le tempo construit autour d’une boucle de violoncelle n’arrête pas de ralentir et d’accélérer. Des ambiances sombres et des moments plus soul s’interpénètrent, le flot de Doom venant donner une cohérence à l’ensemble. Les amis d’antan sont venu lui rendre visite ; ainsi Bobbito alias Le Concombre en Tranche qui vient délirer à la fin de Rhymes Like Dimes ou encore Kurious Jorge, un vieux partenaire de l’époque Third Bass qui poussait déjà de la voix sur les deux lp de Kmd. L’ombre du frère mort plane sur certains morceaux et seule une photographie au dos de la pochette permet encore de les réunir. Mais le disque ne sombre pas dans le nostalgique. Avec les années il a appris à tourner le négatif en positif. Le super vilain est en croisade, pour aider, selon ses propres termes, l’humanité dans la reconstruction d’un monde basé sur l’amour, la paix et le bonheur. Pour se faire, il s’est entouré de nouveaux compagnons d’arme, les Monstah Island Czars, une armada de mc’s qui incarnent chacun un monstre mutant aux pouvoirs surnaturels. Un univers qui fait co-habiter les comics Marvel et la cohorte de monstres des films de Godzilla. Une sacré bande d’allumés. Mais au vue du titre présent sur Doomsday l’album de la Monstah Island clique promet d’être des plus percutants. Metal Face Rec. doit également sortir l’album de MF Grimm The Down Fall Of Ibliys.
Doom semble vouloir rattraper le temps perdu. Atteint d’une boulimie créative, il travaille sur plusieurs projets discographiques simultanément, toujours convaincu de pouvoir guérir sa communauté des maux qui la ronge. Et cherchant surtout à faire entrer le hip hop dans une nouvelle ère. Et s’il avance masqué, c’est pour mieux se débarrasser des oripeaux de l’apparence pour mettre en avant la seule chose essentielle dans cette entreprise, la musique.

Le numéro 15 de la revue Scratch est disponible sur demande
au tarif de 12 euros + frais de port
(64 pages noir et blanc, couverture couleur, 2001)
en envoyant un mail à tony chez cafoutch.fr

Texte et dessins par JYB a.k.a. Boodylane

MF DOOM [1991-2003]
https://www.mixcloud.com/CAFoUTCH/mf-doom-1991-2003/

Sources
Interview de MF Doom in Soundicate
Pete Nice in Melody Maker février 1990.
F.X. Hubert in Art Press hs n°3 dec. 2000.