
Omar Sosa vient de Camagüey, Cuba, où il apprend les percussions, puis se concentre sur le piano quand il s’avère impossible pour lui de se procurer un marimba. C’est également durant ces années d’enfance qu’il découvre la spiritualité lucumi (plus connue sous le nom de santeria, un syncrétisme des cultes yoruba et chrétien). Aussi calé en musique cubaine traditionnelle qu’en musique classique occidentale, Sosa commence par travailler avec des artistes pop et hip hop de son île natale. Puis il bouge en Equateur en 1993, où il monte un groupe de jazz fusion et découvre la musique et la religion des descendants d’esclaves. Deux ans plus tard, c’est sur la côte Ouest des Etats-Unis que résonnent ses accords dansants et dissonants, d’abord dans un cadre salsa classique ou en duo avec le percussionniste Jesus Diaz. Puis rapidement Sosa s’impose comme un leader incontournable. Son premier album sort aux USA en 1996.
« Bon d’accord mais tout ça, ça ne nous éclaire pas des masses sur la musique du bonhomme » me diront certains... Et bien justement, si. Car sur son parcours, Sosa a absorbé les cultures tel une éponge humaine. Le résultat, c’est une musique en évolution constante où les traditions musicales de l’Afrique de la diaspora voient leurs liens renforcés par leur spiritualité. Ecoutez au hasard l’un des volumes - tous excellents ! - de sa trilogie Roots : un flot fécondateur d’improvisations débridées baigne les combinaisons plus ou moins structurées des chants et rythmes afro-cubains, afro-équatoriens, du spoken word (en la présence de Will Power) et d’une élasticité funky. Ouf ! ! ! Le tout marqué de références directes aux dieux et aux ancêtres : Spirit Of The Roots commence et se termine par l’appel d’usage à Eleggua, celui qui ouvre et referme les chemins... « Ça fait pas un peu beaucoup ? » rechignent les mêmes. Et bien non. Certes, cette musique touffue et subtile nécessite des oreilles aiguisées - ou tout simplement... ouvertes. Certes, le mix manque parfois de maturité. À ce titre Free Roots, premier volume de la trilogie, comprend quelques tics d’un latin jazz plutôt convenu. Mais sans tarder Sosa et son groupe transcendent le genre pour proposer une musique singulièrement cohérente, à nulle autre pareille. Voix et percussions de tous horizons s’allient avec un bonheur renouvelé, Will Power s’intégrant au tout comme un véritable instrumentiste. Au piano, Omar Sosa est magistral, alliant anticonformisme - on pense à Monk ou à Cecil Taylor - et verve made in Cuba.
Cette verve de notre illuminé cubain, on la retrouve en interview. Impossible de le manager. Débordant d’énergie, chaleureux, il est parfois prolixe. Ses discours peace & love, sa capacité à ne se fâcher avec personne et sa volonté d’être sympathique aux yeux de tous peuvent provoquer l’agacement ou la méfiance de certains. Et l’homme n’est sans doute pas exempt de contradictions. Ainsi s’il affirme s’être réinstallé à Barcelone en 1999 pour se rapprocher de l’Afrique et du métissage culturel européen, on sait bien que c’est aussi en Europe que ses disques se vendent le mieux, et de loin. Qui lui en voudrait ?
En tout cas, le Omar Sosa Sextet live met tout le monde d’accord grâce à la puissance organique quasiment palpable de la musique et l’enthousiasme incontestablement sincère du grand pianiste tout de blanc vêtu - il n’est pas rare que les concerts dure une heure de plus que prévu.
Allez, c’est bon pour l’intro. Si vous n’avez pas compris que je considère Omar Sosa comme un des musiciens les plus intéressants de la fin du siècle, vous ne le comprendrez jamais. De toutes façons, à vous de vous faire votre propre idée, en allant voir son groupe sur scène, en écoutant ses disques, et accessoirement en lisant l’interview qui suit...
Omar Sosa
La musique fait partie de la vie quotidienne à Cuba. Chez moi, c’est mon père qui écoutait de la musique surtout. Très tôt j’ai fait la connexion entre la musique et la spiritualité. Il n’y a rien de surnaturel, il s’agit seulement de capter le sens spirituel qui est à l’intérieur de la musique.
Tu écoutais les grands pianistes cubains comme Lili Martinez, Francisco Lopez, qui ont apporté des éléments africains dans le mambo, dans le son... ?
Chez moi on écoutait de la musique cubaine comme Benny Moré, El Conjunto Chappottin, La Orquesta Aragon, La Orquesta de Enriquo Jorin, où jouait le pianiste Ruben Gonzalez, du Buena Vista Social Club... Et d’autre part, on écoutait aussi Nat King Cole, Duke Ellington, John Coltrane... Pour moi, en tant qu’enfant, tout ça était très intense. Ainsi que la découverte de la matière spirituelle qui nous englobe tous. Et c’est toujours une réalité pour moi.
Comment es-tu venu au hip hop par la suite ?
Pour moi, le hip hop est la rumba du peuple noir aux Etats-Unis. A Cuba, il y a la rumba, le guaguanco, la columbia, le yambu... mais aussi une autre forme de tradition musicale qui est peu connue ailleurs, l’abakua, une société religieuse secrète, réservée aux hommes. Leur façon de chanter est la même que dans le rap ! Par exemple dans mon deuxième album sorti en France, Spirit Of The Roots, dans le morceau To Miles And Joseito, Ibaé, tu peux entendre la langue abakua. On le jouera peut-être ce soir, je ne sais pas. On ne sait jamais ce que l’on va jouer avant le moment même. Mais revenons au rap. Quand je suis allé pour la première fois aux Etats-Unis, j’étais à Oakland dans un quartier noir très dur. J’ai fait la relation entre le rap et la manière dont parlent les noirs dans la rue, et pour moi, le rap est la voix de la communauté noire... C’est dingue, certains rappers parlent de meurtre, etc... Je n’adhère pas à cela, mais ça fait partie de la société. Tu ne peux pas y échapper, on doit être dans la société. Si un rapper dit « Fuck You » c’est dur, mais c’est aussi comme ça que les gens parlent dans la rue parfois. C’est comme avec le mot nigger. Il faut faire attention. Si c’est un noir qui le dit à un autre noir, « What’s Up Nigger ?! », c’est cool. Mais si un blanc me dit nigger, cela devient un problème ! (rires) C’est la manière dont la communauté noire construit son slang, sa langue de rue. Je suis resté trois ans à Oakland. Avant ça, j’ai vécu à Barcelone, en Equateur...
Tu avais déjà eu une expérience du hip hop à Cuba avec le rapper Ofil je crois ?
Tu en connais des trucs sur ma vie ! Tu es le premier à me sortir ça ! Ofil est mon ami, c’est un des premiers à avoir fait du rap à Cuba. C’était mon voisin ! Un jour il est venu chez moi et m’a dit « Je veux être dans la musique ! Voyager, tout comme toi ! ». Je lui ai dit : « Dis ce que tu as à dire ». Il a commencé à rapper à propos de notre folklore, de Benny Moré, de la situation à Cuba... Il était très bon. Il a réussi finalement, il a eu un disque d’or au Mexique. Je suis content pour lui, car c’est moi qui l’ai amené à la musique. Depuis, je n’ai pas suivi la scène hip hop à Cuba, ça fait neuf ans que je n’y suis pas allé. C’est bon de repenser à ça ! C’était dans les années 80… Il n’y avait pas de rappers à Cuba ! Avec Ofil et Ernesto Fundora, un ami, on a mélangé hip hop, musique cubaine et jazz... Mais quand je suis arrivé aux Etats-Unis... Waouh... C’est un peu le rêve cubain, tous les cubains veulent aller aux States. Dans mon cas c’était par accident. J’étais à Barcelone, et mon visa a expiré. Impossible de retourner à Cuba ou en Equateur. La seule possibilité, c’était un visa touristique pour les Etats-Unis, ma femme et moi sommes partis !
Comment les américains ont-ils réagi à ta musique ?
Au début, ils n’ont pas réagi du tout ! Et puis un ami photographe, que ma femme et moi avions connu en Equateur, m’a amené dans un night-club où j’ai pu jouer. Et un agent, un latino très jeune, m’a proposé de me recommander à des groupes de salsa. J’étais un peu sceptique, mais il m’a permis de contacter Fito Reinoso, qui a un groupe cubain. Je n’avais jamais fait de salsa... J’ai insisté pour que Fito m’écoute, il m’a fait passer un véritable test ! J’ai essayé... Et finalement, j’ai joué avec des groupes cubains pendant un an, j’ai adoré. Entre-temps, j’ai eu envie de faire quelque chose d’autre. Je savais ce que je voulais faire, mais je venais d’arriver et personne ne me connaissait, donc personne ne voulait jouer avec moi.
Tu avais déjà le concept en tête ?
Oui. Et puis un jour, à force de rencontrer des gens avec Fito, j’ai rencontré Jesus Diaz, un des meilleurs percussionnistes au monde, et on a monté un groupe ensemble, QBA. On jouait à San Francisco, dans les festivals, et puis on a commencé à se disputer sur qui était le patron ! Maintenant c’est un truc qui n’a plus d’importance, mais à l’époque... Il disait : « Tu écris la musique, mais c’est moi le boss… » (rires) On s’est réconcilié depuis. Heureusement. J’ai besoin d’être en accord avec les esprits, d’être ouvert, clean, pour porter leur message. Dès qu’un conflit stupide basé sur l’ego intervient : « Je suis ceci ou cela... » Non, personne ne peut dire ça ! Ce sont les esprits qui détiennent la vérité, en tout.
Pour toi le rap sert à transmettre un message bien précis aux gens, à éduquer les consciences ?
Oui. C’est pourquoi je voulais Sub-Z sur cette tournée. Sub-Z et Kokayi d’Opus Akoben, c’est une nouvelle génération de MCs, qui ne veulent pas parler de meurtre et de négativité, mais d’amour, de respect des êtres humains, de la culture, de la vie. En fait... La philosophie du groupe, c’est la philosophie de Thelonious Monk. Monk disait que le jazz c’est la liberté. C’est ce que l’on veut transmettre. Car il y a tant de structures autour de nous dans la vie ! La musique ouvre une autre voie. Certains musiciens jouent live comme sur leurs albums, pareil ! OK, si tu veux le faire je comprends. Mais si tu donnes de la liberté à travers ta musique, les gens la reçoivent, et t’en donnent en retour. Je ne joues pas du jazz, je joues la philosophie du jazz. Du hip hop ? Non. Nous, on prend l’esprit du jazz, l’esprit des ancêtres, et puis on utilise le hip hop pour dire quelque chose aux gens. Mais en fait, dans ce groupe c’est du spoken word, pas du rap traditionnel. Si tu écoutes du rap, ça parle rarement d’offrir des fleurs... Nous on suit plutôt cette voie philosophique. Et c’est une voix contestataire. Pas politiquement, mais parce que l’on veut apporter de l’amour et de la paix à l’humanité. Peut-être qu’avec un morceau bien barré, on peut donner de l’amour. Ça peut sonner barré et rappeler à quelqu’un sa grand-mère (rires)… Il faut respirer l’instant présent, car il n’y a qu’une seule vie ! Cela me fait penser à la mort de mon père... C’était quelqu’un de très fort, et un jour il est mort ! On a pas le choix ! Il faut accepter, et travailler sur la réalité présente. Et c’est le moment de s’aimer les uns les autres, d’être ensemble. Quelque soit la couleur de notre peau. C’est quelque chose qui se fait ici même, en France. Dans certains coins d’Europe, mais surtout en France, à Marseille, à Paris, quelque chose se prépare. A travers ce métissage de plus en plus solide, les gens réconcilient les deux côtés. Plus de noirs ou de blancs. C’est ce que les esprits veulent nous dirent, par le biais de la musique, de l’art en général. L’art est un moyen d’exprimer ce mélange et nos différences. Que tu aimes ou pas, après, c’est ta perception.
Peux-tu parler de ta collaboration avec Will Power ?
Will est mon pote. On s’est rencontré à Oakland, par l’intermédiaire de mon premier bassiste avec qui il jouait. Je voulais un rapper dans le groupe, mais pas un rapper classique, un gars qui fasse du spoken word. Qui soit capable de parler de passion, d’amour et de l’expérience du peuple afro-américain. J’ai essayé avec un premier gars, mais il n’avait pas cette connexion avec les ancêtres. Finalement Rahsaan m’a présenté Will. Je lui ai demandé s’il connaissait les orishas (les dieux dans la santeria, nda), la religion afro-cubaine. Ce n’était pas le cas, mais il était d’accord pour apprendre. J’avais déjà les morceaux de Free Roots, je les lui ai fait écouter, il a commencé à rapper. C’était mon gars.
Peux-tu nous parler de l’album « Bembon » ?
A Cuba, cela désigne les grosses lèvres des noirs, un peu péjorativement. C’est un mot agréable pour moi, qui regroupe tout le peuple noir dans un seul et bel ensemble. Il a été mixé et presque entièrement enregistré en Equateur.
Pourquoi avoir fait ce choix connaissant les difficultés, notamment techniques ?
J’ai déjà des amis là-bas ! J’ai les bonnes connexions avec les bonnes personnes. Cet album, c’était une sacré course. J’ai essayé de le faire à l’américaine, avec toute la technologie. Mais ils ne l’ont pas ! Je me demandais comment faire... Et puis on a fait un studio avec des morceaux de quatre studios différents ! (rires)
L’album sonne bien. Il donne l’impression d’être dans la forêt équatorienne...
C’est l’album que ma femme préfère. Il est plus tiers-monde, dans la manière de sentir la passion et pour le côté relax... En fait je n’aime pas ce mot tiers-monde, car pour moi le Tiers Monde est le Premier Monde. Le Maroc, Cuba, l’Afrique, c’est le Premier Monde, où les gens sentent la force vitale, s’aiment les uns les autres.
« Bembon » c’est le troisième volume de la trilogie, c’est ça ?
Oui, mais le nom a changé. Je devais appeler cet album Roots Within… Ma femme me disait « So many Roots... » (rires). Si tu écoutes le premier volume de la trilogie, Free Roots, j’essaye de découvrir quelque chose ; le deuxième est plongé plus intensément dans les traditions, avec les percussions. Les réponses aux questions que je me posais sont sur ce nouvel album, avec un truc nouveau : le côté occidental du quatuor à cordes. C’est devenu un des éléments du tout ; c’est ce que les ancêtres m’ont dicté. Il faut que l’on se réunisse, quelle que soit notre origine, nous partageons le même monde. Cela est de plus en plus évident : si les êtres humains ne s’unissent pas, nous allons mourir. Définitivement. Dans ce monde, si tu n’as pas d’argent, tu es mort. Cela n’a pas de sens. Bien sur, j’ai besoin d’argent pour survivre, mais tout cet argent va nous noyer...
Qu’est-ce que tu en as pensé la dernière fois que tu es allé à la Havane ?
Cela ne m’a pas marqué... En fait c’est surtout la première fois que j’ai pris l’avion pour partir de Cuba, au Congo, que j’ai été impressionné. Je me suis dit : « Que le monde est grand ! »Maintenant je le trouve si petit... La dernière fois, à Hambourg, un journaliste m’interviewe. Il me demande : « Combien d’albums tu vends », sa première question ! Quel départ, pour une interview ! Je lui ai dis : « Prends ce téléphone et demandes au label ». Je ne veux pas savoir combien d’albums j’ai vendu. C’est quelque chose qui me déconcerte : combien de ventes ? Est-ce que c’est bon ou pas ? Cela ne m’intéresse pas. Ce que nous apportons aux gens, c’est de l’amour. Si tu aimes quelqu’un, il faut le lui dire, sans bégayer. Trop de gens n’osent pas s’exprimer. On est bombardés de faux besoins et de publicité... Les gens ne prennent simplement pas le temps de remercier leurs parents, leurs professeurs... En fait, c’est ça mon travail, pas la musique. Je n’essaye pas de jouer de la musique, elle est déjà là pour nous, à travers les dieux. L’idée c’est d’amener de l’amour et de la paix. Si une seule personne le ressent, je suis heureux, car le message est transmis. Je suis d’accord avec tous les gens qui agissent en suivant une voie spirituelle... Je suis aussi d’accord avec ceux qui font du marketing ! Christina Aguilera, Ricky Martin... Car les dieux bénissent tout le monde. Certains rassemblent 400.000 personnes dans un stade ? Bien. C’est comme les footballeurs. Le football ne m’intéresse pas, mais ces gars ont un don ! Le problème, c’est la manière dont l’argent et le succès changent l’intérieur des gens. Ce jeune footballeur français, très cher, qui jouait à Barcelone...
Anelka ?
C’est ça ! Ce gars est traité comme un bout de viande, alors qu’il veut seulement jouer au football... Il avait à peine dix-huit ans, et tout le monde l’attaquait sur ses habitudes, son salaire, ses voitures... C’était pareil avec Maradona, en plus il y avait le problème de la drogue. Ces gars sont utilisés, et personne ne leur dit : « Faites ce que voulez, nous vous aimons ». Vous, les journalistes, avez le pouvoir d’influencer les esprits, de changer le marketing et la publicité. Il faut transmettre le message, apporter paix et amour aux êtres humains. Nous avons besoin de pleurer, de sourire, de nous aimer les uns les autres. D’arrêter toutes ces guerres ! Il faut réaliser que l’on est ici pour vivre la vie, et c’est tout.
Que signifie « Prietos », le titre de ton dernier album ?
Ça désigne les noirs, la peau noire. A Cuba, les gens que l’on appelle prietos sont ceux qui sont très noirs, comme les africains. Je ne voulais pas utiliser le mot africain, je voulais un mot comme bembon…
C’est de l’argot ?
Bembon oui, si on veut. Le vocabulaire est une chose en mouvement...
Où a-t-il été enregistré ?
Il a été enregistré à moitié... L’enregistrement de base, à... à... J’ai oublié... (rires) Non je ne peux pas oublier ça. L’enregistrement de base, à San Francisco, puis on a enregistré des trucs à Barcelone avec des musiciens marocains. Ensuite, on est allé à Paris et on a enregistré avec des musiciens africains, afro-vénézueliens et afro-cubains. Enfin on est retourné en Equateur pour enregistrer les musiciens afro-équatoriens. Et puis, je suis retourné à San Francisco pour mixer le disque.
Tu as aussi un projet avec un orchestre symphonique, non ?
Oui, mais l’album suivant, c’est Puros. Il n’y aura ni basse ni batterie, que des instruments ethniques, avec le piano et des chanteurs. Ensuite, il y aura Padres, avec un orchestre symphonique, et de vieux maîtres : Doudou N’Diaye Rose, Papa Roncon de l’Equateur, Pancho Quinto de Cuba, un maître du genbri marocain, Ana Vasconcelos...
Les musiciens marocains avec qui tu as travaillé, ce sont des gnawas ?
Oui.
Les mêmes que ceux avec qui travaille Randy Weston ?
Oui, quasiment. Il y a Yassir Chadly qui a enregistré avec Randy Weston sur son album Spirit Of Our Ancestors.
J’imagine que Randy Weston est un pianiste dont tu te sens proche, non ?
Oui, mais j’ai peu écouté Randy ; je l’écoute de plus en plus. C’est un des maîtres, un des pères. Je l’ai vu pour la première fois à la télévision en France, très tard un soir, il y a cinq ans. J’ai vu ce grand africain... Il jouait du piano solo... Waouh ! Ce type est puissant. Je ne parle même pas de la manière dont il joue du piano, qui est incroyable, mais de sa spiritualité, de la manière dont il s’exprime. Je suis un peu un enfant de cette voie qu’a tracée Randy.
De quels musiciens de ta génération te sens-tu proche ?
J’aime beaucoup la musique de Gonzalo Rubalcaba. Nous sommes de bons amis, on a déjà partagé la même scène. Carlos Maza est un ami aussi. Il y a trop de noms qui se bousculent dans ma tête... Mais il y a beaucoup de jeunes bons musiciens... Sinon je me sens très proche de David Murray. Il m’a invité pour un de ses derniers projets, il y a deux semaines : il a fait la musique d’un film sénégalais, une version de Carmen avec des africains.
Tu dis que quand tu joues, ce n’est pas toi, ce sont les esprits qui jouent à travers toi...C’est-à-dire, plus précisément ?
C’est simple. Je n’ai pas à y penser. Avant, j’essayais de réfléchir à ce que je jouais, de plaire aux gens. Maintenant je ne pense plus à ce que je joues. Si les esprits veulent dire quelque chose, ils le disent, sinon, ils ne disent rien ! Je peux me forcer à jouer quelque chose, mais au final cela n’aura pas de sens.
Tu as beaucoup de chance que les esprits aient des choses à dire à travers toi !
Non, pas moi. Tout le monde à la chance de pouvoir s’exprimer. Le problème, c’est la société, qui avec toutes ses structures, met des limites aux possibilités d’expression et d’action. Mais si l’on ouvre nos âmes et nos cœurs, on réalise que l’on a besoin de liberté, pour exprimer ce que l’on a en soi. Et ce que l’on a, ce sont eux, les esprits, qui nous le donnent. Sans eux, il n’y aurait rien. Rien que des mots creux.
Interview réalisée par Mr Oat
Visuel, scratch painting, par Jean Yves Blanc
La chanteuse jazz Rachel Ferrell dit aussi de celui qui l’a accompagnée sur sa tournée de promotion pour ses débuts chez Capitol en 1994 qu’il « a un instinct incroyable et une capacité innée à servir la musique. En une seule chanson, il peut déployer toutes les gammes d’émotion sur sa guitare. »
Le docteur Huxtable s’y connaît sûrement en musique, sûrement plus en tout cas que Bill Cosby en obstétrique puisque son feuilleton a souvent accueilli la fine fleur de la musique américaine, de Lester Bowie à BB King en passant par Max Roach. Si son croisement entre Hendrix et Miles ne nous renseigne pas plus que ça sur la musique de Jef Lee Johnson, il a au moins le mérite de montrer que ce chanteur guitariste d’exception n’est pas un inconnu pour tout le monde. Enfin presque, parce qu’avec deux albums solos à son actif et une distribution plus confidentielle que les dessous de l’assassinât d’un député varois, par exemple, Jef Lee Johnson n’en reste pas moins un inconnu de par chez nous. Son premier album ne fut que très vaguement distribué en France. Comme le dit l’adage, nul n’est prophète en son pays et nul n’est souvent non plus prophète chez les autres. Enfin, tout ça pour dire que Jef Lee Johnson est encore un inconnu, illustre certes quand on voit ses références discographiques impressionnantes puisqu’il a joué avec Mc Coy Tyner, Sister Sledge, Chaka Khan, Will Downing et Ronald Shannon Jackson… Les albums de Jef Lee Johnson sont des trésors inestimables qu’il est inconcevable de cacher plus longtemps aux yeux du peuple. Il est vrai que certaines collaborations jazz dans sa discographie peuvent faire peur aux oreilles peu habituées, par exemple, aux déconstructivisme groove et heavy rock du Ronald Shannon Jackson Decoding Society dans lequel Johnson a évolué. Formidable vivier à guitaristes novateurs duquel sont issus Vernon Reid, Rick Iannacone, Johnson et bien d’autres, le Decoding Society reste quand même difficile d’accès et sa confidentialité relative est en tout cas, si ce n’est juste, beaucoup plus logique que celle dont souffrent les deux albums disponibles de Jeff Lee. Sa musique, contrairement au Decoding Society, est facile d’accès et populaire dans le sens noble du terme. De cette expérience jazz faisant plus que quelques fois friser le free, Jef Lee a gardé une grande liberté de circulation sur le territoire harmonique. Ses solos profondément ancrés utilisent avec bon goût les avancées musicales XXème siècle, créant ainsi une voix hautement originale et reconnaissable entre mille. Les morceaux eux-mêmes sont à l’image des solos de guitares. Ma musique peut faire beaucoup de bruit déclarait Johnson au magazine américain Guitar Player. Elle repose sur le blues mais ne copie pas Elmore Jones ou Buddy Guy. Elle a plusieurs couleurs et évolue sur d’autres critères que les traditionnels trois accords I IV V du blues. C’est du blues psychotique ! Blues psychotique, c’est vrai, mais ça ne doit pas faire oublier le funk, la pop, le rock qui se mêlent avec un tact incroyable chez cet artiste au goût sûr. La liberté acquise auprès des grands du jazz cités en début d’article, mais aussi le travail aux côtés d’artistes plus conventionnels tels que Huey Lewis, Leon Russel, Aretha, ont donné aux deux albums de Jef Lee cette qualité improbable, mélange d’un savoir harmonique au service d’une originalité réelle et sincère et d’un flair pour les mélodies accrocheuses même si elles évoluent sur des constructions hautement personnelles. Jef Lee semble être à son aise et surtout être lui-même dans plein de contextes différents : de la country (juste une influence) au hip-hop (il a participé à la B.O. de Clockers de Spike Lee). A part que tout ça, c’est de la tchatche, ça nous dit pas grand chose sur la musique en question, alors je vais me mettre à parler des albums, à savoir Blue sorti en 1995 et Communion sorti en 1997. Commençons voir par Blue, produit par Peter Wetherbee (le bras droit de Bill Laswell) et Mr Johnson lui-même. Ce n’est pas de la démagogie que de dire que “Blue” comporte ou moins quatorze chef-d’oeuvres, une voix chaude pleine d’humour et de feu intérieur, des guitares d’orfèvres, et qu’un sentiment général de chaleur bienfaisante s’en dégage à chaque écoute. Blue reste quand même mon préféré des deux pour son côté familier. Il fait bon s’écouter un album comme ça à la maison, ça te meuble l’espace sonore avec classe. Tour à tour énervées, caressantes mais toujours poignantes, les compositions de Jef peuvent plaire à un maximum d’oreilles sincères. Ecoutez le blues mineur Ain’t Seen Irene, laissez vous emporter dans le labyrinthe fascinant de You Jumped The Gun Again, superbes morceaux aux harmonies inédites et pourtant chantable en chœur avec le disque, ou hochez la tête d’indignation à l’écoute de Seems For No Reason qui décrit la révolte finale de quelqu’un face à ceux qui lui font sentir qu’ils lui sont supérieurs (patrons, pontes locaux…). Ou enfin, vibrez sur le solo halluciné de Jungle que vous finirez par fredonner tellement il est limpide et définitif. Avec le deuxième album Communion, Johnson a été signé par DIW, la classieuse maison japonaise à gros moyens qui s’y connaît pour sortir des sentiers battus, même si, comme le disait David Murray : “Ils ne veulent que des noms”. Enfin, cela prouve au moins qu’il aura eu une reconnaissance du milieu. Si Communion retient encore un peu de cette chaleur languissante digne des villes Louisianaises et de bayous paresseux (bien que Jef Lee Johnson soit originaire de Philadelphie) qui coulaient dans les sillons de Blue, cet album est plus minimal, plus austère. Le contenu n’en est pas moins intéressant. De superbes morceaux parsèment ce disque qui nique à l’aise la production néo-pseudo-blues dont je tairai le nom des protagonistes pour ne pas m’aliéner des amateurs potentiels de l’oeuvre de Jef. Sur cet album, il a tout joué, produit et mixé. C’est son choix et c’est peut-être pour ça que le disque sonne moins chaud que Blue où Jef jouait avec son trio. A l’époque, il déclarait : “Mon power trio est au coeur de ce que je fais, ça fait longtemps que je suis prêt à jouer mes morceaux et c’est la bonne formule.” Moins flamboyant que Blue, peut-être pour cette raison, Communion s’annonce quand même comme un des albums de l’année 1997, avec des perles telles que How True Are You et Suspicious. A noter une reprise hilarante du célèbre Giant Steps de John Coltrane, casse-tête régulier des étudiants des divers conservatoires de jazz, dont il faut dire qu’il est difficile de donner une version nouvelle convaincante tant celle de Coltrane semble définitive. Jef Lee Johnson, lui, y parvient avec cet humour pince-sans-rire qui semble être le sien, il en fait une adaptation country ragtime dilatée, avec accompagnement à la Chet Atkins, thème joué à la guitare slide et solo trop comique. Sur Communion, Jef nous file en bonus trois morceaux qui étaient déjà sur Blue interprétés différemment. Le superbe You Jumped The Gun Again, le sympathique Feel So Fine (dédié à John Lennon) et une version déjantée de Jungle (avec ligne trash-lent de guitare en filigrane) trop strange. Peut-être a-t-il inclus ces trois morceaux pour nous rappeler son superbe album Blue passé inaperçu, et avec le secret espoir de le voir bien distribué et compris. Pour cela, comme avec les albums de Jean-Paul Bourelly (les deux guitaristes chanteurs ont beaucoup de points communs : leur classe, leur liberté, leur spiritualité, leur intelligence et j’en passe), il faut faire le siège de votre disquaire.
DJ Stiff
Blue
(Coconut Grove)
Communion
(DIW)
Quoi qu’il en soit, son héritage musical, tout ancré qu’il était dans les racines de la musique afro-américaine, a inspiré des artistes venus de tous les horizons. Repris, imité, copié, parfois même singé mais - presque - jamais égalé, Jimi Hendrix restera une des figures emblématiques de la musique du XXème siècle, et il serait dommage de ne garder de lui que l’image d’un guitar-hero allumé qui s’adonnait sur scène à des excentricités à la limite du ridicule.
Pour les maisons de disques, le nom de Jimi Hendrix restera à jamais synonyme de gros sous : ressorties homologuées de vieilles bandes pirates, fonds de tiroirs, et des hommages à n’en plus finir, le filon est bien loin d’être tari. Rien ne nous aura été épargné durant toutes ces années. Parmi toutes ces publications / hommages, Scratch en a sélectionné cinq, une bonne poignée de disques dont vous n’aurez surement pas beaucoup entendu parler dans la presse musicale dite spécialisée et qui, bien loin des palotes imitations des Eric Clapton et autres Stevie Ray Vaughan, nous semble constituer un véritable tribut à l’œuvre du grand Jimi.
L’esprit de Jimi Hendrix a toujours habité la musique de George Clinton, et cela depuis la fin des années 60. Les trois premiers albums de Funkadelic (Funkadelic, Maggot Brain et Free Your Mind) distillaient tout particulièrement cette formidable vibration électrique et funky que l’on entendra désormais dans la quasi-totalité des enregistrements du P-Funk. Au sein du collectif de Clinton ont défilé un grand nombre de guitaristes, le premier - et le plus important - restant l’excellent Eddie Hazel. Son album posthume, Rest in P, n’est pas à proprement parler un hommage à Jimi Hendrix mais les références à l’œuvre du Maître y sont si nombreuses qu’il ne pouvait que trouver sa place dans cette chronique. Relic’ delic (Purple Hazel), Until It Rains, Straighten Up, autant de superbes pièces sur lesquelles Eddie Hazel revendique haut et fort la provenance de son inspiration, et il est même épaulé dans son entreprise par un ancien du Band of Gypsys, le batteur Buddy Miles. Bootsy Collins, Bernie Worrell et d’autres piliers du P-Funk sont aussi de la partie et Juicy Fingers, l’une des pièces maîtresses de ce disque devrait convaincre sans peine les plus sceptiques d’entre vous.
Autre production signée George Clinton, plus récente celle-ci, le Tributes To Jimi Hendrix Vol.1 par la P-Funk Guitar Army nous convie à un éblouissant festival de guitare électrique qui dérape insensiblement vers le hip-hop, le funk ou le blues. Eddie Hazel, Michael Hampton et Blackbyrd sont évidemment au rendez-vous et si l’on excepte deux ou trois morceaux un peu faiblards, ce disque vaut le détour.
Même appréciation pour le Tribute To Jimi Hendrix Vol.2 (Return Of The Gypsy). Le disque n’est pas produit par Clinton mais il contient plusieurs contributions de membres du P-Funk comme Bootsy Collins et son Rubber Band, Gary Mudbone Cooper, Michael Hampton ou encore Andre Foxxe, signataire de deux titres enregistrés live qui introduisent et clôturent ce disque en beauté. Autre participant à cet hommage, le multi-instrumentiste Menace, un musicien qu’on a que trop peu souvent l’occasion d’entendre.
Le travail réalisé par Joe Bowie et son Defunkt Special Edition, lui, est tout autre. A Blues Tribute : Muddy Waters & Jimi Hendrix constitue en fait le témoignage d’un concert donné début 1994 à la Knitting Factory à New York. Pour l’occasion, la formation de Defunkt était considérablement modifiée ce soir là et comprenait, outre Kellie Sae et Ronnie Mac Jenkins, le guitariste Jean-Paul Bourelly et son batteur Alfredo Alias. Une bien judicieuse initiative qui, c’était à prévoir, allait porter ses fruits. Au programme de cet album, six reprises de choix de Jimi Hendrix (Little Wings, If 6 was 9, Who knows…), six superbes compositions enjolivées par les solos dévastateurs de Bourelly et qui, sous les inflexions de la voix de Kelli Sae, adoptaient une chaude couleur soul-funky qui faisait parfois défaut aux œuvres originales d’Hendrix. Et pourtant, tout réussi qu’il soit, ce Blues Tribute fait figure de brouillon en regard du travail effectué par Jean-Paul Bourelly dans son Tribute to Jimi.
Jean-Paul Bourelly, on vous en parle souvent dans Scratch. Compositeur inspiré et guitariste absolument phénoménal, il a depuis longtemps assimilé et digéré l’héritage de Jimi Hendrix, et lorsqu’il se permet de reprendre des compositions du Voodoo Chile, c’est pour les remodeler et les recréer à sa convenance ; c’est pour les confronter au spectre d’une conception créatrice plus universelle et surtout plus moderne. En fait, il s’approprie cette œuvre et nous en livre une interprétation pleine de fraîcheur et de personnalité... Une vraie cure de jouvence ! Ainsi, dans son Tribute to Jimi, c’est tout naturellement qu’il greffe des épilogues de son cru à des titres-marathon comme Machine Gun ou Who Knows, et l’introduction qu’il fait dans ce même Who Knows apporte incontestablement un enrichissement mélodique à la composition originale telle que la jouait Hendrix en 1970. Message Of Love, Straight Ahead, Are You Experienced ? et
ne sortent pas non plus indemnes de cet impitoyable lifting électrique et Power Of Soul, une composition signée Bourelly, trouve logiquement sa place dans ce furieux torrent de lave incandescente. Finalement, cet album - plus encore que les quatre énoncés précédemment - est bien plus qu’un hommage : c’est au sens propre du terme, un tribut, un apport considérable à une Oeuvre que personne n’a jamais osé (ou réussi) à dépasser. Pourtant, considérer Jean-Paul Bourelly comme un simple héritier d’Hendrix serait terriblement restrictif. D’abord parce qu’il a su mieux que personne appréhender les diverses formes et expressions musicales d’hier et d’aujourd’hui (du jazz au hip-hop) pour mieux les faire siennes. Ensuite, et ça me servira de conclusion, parce que l’héritage laissé par Jimi Hendrix s’est inséré dans toutes les formes et expressions musicales modernes, et on ne pourrait plus réellement dire ce qui est hendrixien et ce qui ne l’est pas. La musique de Jimi Hendrix fait depuis trop longtemps partie de l’inconscient collectif, et c’est d’ailleurs une excellente raison de réécouter les albums qu’il nous a laissé, une fois de temps à autre... Juste histoire de remettre les pendules à l’heure.
Grandmaster DJ X
EDDIE HAZEL « Rest in P » (P Vine)
P FUNK GUITAR ARMY « Tributes To Jimi Hendrix Vol.1 » (P Vine)
VARIOUS ARTISTS « Tribute To Jimi Hendrix Vol.2 (Return Of The Gypsy) » (P Vine)
DEFUNKT SPECIAL EDITION « A Blues Tribute. Jimi Hendrix & Muddy Waters » (Enemy)
JEAN-PAUL BOURELLY « Tribute To Jimi » (DIW / Harmonia Mundi)
JIMI HENDRIX « Are You Experienced ? » « Axis : Bold As Love » « Electric Ladyland » « Cry Of Love » « Band Of Gypsys » (Polydor)
Londonien de naissance, Cleveland déclare avoir fait ses premiers pas dans la musique avec l’aide du radio-cassettes de son père, alors qu’il n’a encore que cinq mois. Sa première performance en public, il l’effectue à l’age de quatorze ans, à l’occasion d’un concours de talents locaux. C’est le début d’une carrière musicale riche et variée, qui l’amène tout d’abord à travailler avec Stevie Wonder, Nina Simone, les Who et surtout les Jazz Warriors, une formation réunissant tous les jeunes loups de la nouvelle scène jazz britannique. En 1992, il sort un très bel album d’inspiration jazz, Blessing In Disguise, qui passe totalement inaperçu. L’année suivante, il participe à l’enregistrement du premier album d’Outside pour le label Dorado, Almost In Under His Origin. Un deuxième album suivra. Mais c’est en participant à l’explosion de la jungle à Londres que Cleveland trouve vraiment sa voie. En 1994, il rencontre Goldie et collabore à l’enregistrement de son album Timeless, peut-être bien la première œuvre vraiment importante dans le domaine. Il devient le MC attitré de Goldie, et participe aux soirées Metalheadz ainsi qu’à de nombreux live shows du DJ.
Mais Cleveland a déjà une idée bien précise de se qu’il veut faire. Quand il fonde Project 23, c’est avec l’intention de créer une musique qui fusionnerait soul et drum’n’bass, une musique où le rôle du MC dépasserait la fonction de simple Maître de Cérémonie pour accéder à celle de chanteur à part entière. Cleveland rencontre Marque Gilmore pour la première fois à Londres durant l’été 1993, mais ce n’est que plus tard, quand il l’entend jouer de la batterie sur un titre jungle dans un bar new-yorkais, que naît le concept de Project 23. Il convainct Marque de venir à Londres, où les deux hommes sont rejoints par DJ Lerouge, un sélecteur très actif au sein de la scène drum & bass locale. L’album de Project 23 est enregistré en huit mois et sort en octobre 1996. Au niveau strictement rythmique, le disque est un vrai carnage. Membre fondateur de la Black Rock Coalition à New York puis batteur chez Roy Ayers, Cassandra Wilson, MeShell et beaucoup d’autres, Marque Gilmore semble avoir trouver ici le compromis parfait entre drumming live et programmation. Ajoutez à cela de solides compositions et la voix superbe de Cleveland Watkiss, et ça nous donne l’une des expériences les plus excitantes des 90s en matière de drum & bass.
Professor Bass
Dans les années 90, méconnu du grand public, il est, grâce à quelques maxis, l’un des junglists le plus attendu. Né en 1974, Dillinja alias Karl Francis a grandi à Londres. Il est rentré très tôt en contact avec la musique, suivant le régime très sain imposé par la collection de disques de jazz de sa maman. Dès son adolescence, il se met à s’intéresser aux breakbeats, via l’electro et la old school du hip hop. A l’âge de 16 ans, il crée son propre sound-system. En 1991, il attaque la production et tire 500 copies de son premier morceau Tear Off Your Chest, qu’il vend à l’arraché avec l’aide d’un collègue disquaire.
A partir de là, notre gars ne cesse d’apprendre les secrets du métier et de se perfectionner, tripatouillant à longueur de journée basses et beats. Tout au long des années qui suivent, il lance plusieurs labels : Cybotron, Waveform, Target, Deadly Vinyl, Logic, les plus récents se nommant Valve et Pain, ce dernier créé en collaboration avec son ami Lemon D.
Dillinja a aussi enregistré pour d’autres labels parmi lesquels V Recordings et Philly Blunt, mais il a surtout réussi à se faire accepter par les incontournables du genre, Prototype et Metalheadz - respectivement dirigés par Grooverider et Goldie. On pourra donc entendre quelques unes de ses productions sur les compilations de référence que sont The Prototype Years et les deux volumes des Platinum Breakz. Dillinja a aussi semé quelques faces chez Mo Wax, dont on remix du Only The Strong Survive de DJ Krush et C.L. Smooth - du pur drum’n’bass jazzy monté sur un beat hip hop... un morceau qui fait figure d’alien dans la production du junglist, habituellement destinée aux dancefloors.
« C’est un putain de génie », déclarait Goldie. « De tous, Dillinja est le plus technique (...). Il est tellement impassible vis à vis de ses propres morceaux. Il est toujours en train de se démener pour trouver le son juste. C’est un perfectionniste ! »
Professor Bass
Köner débute en 1990 sur l’obscur label Barooni avec de longs morceaux ambient, espaces presque vides balayés par le vent glacial de banquises mentales ; des réalisations incroyables, d’une beauté unique due à l’emploi systématique de filtres artisanaux, effets analogiques bidouillés qui répercutent à l’infini le souffle de vibrations acoustiques. Des recherches réparties sur quatre albums solo (dont Permafrost et le grandiose Aubrite), et qui prennent toute leur force sur les vidéos et installations auxquelles elles servent de support...
De cet réclusion en studio, Köner a gardé le meilleur (soit un son unique, vraiment époustouflant) pour la suite de ses manipulations, aux côtés d’Andy Mellwing au sein de Porter Ricks : une suite de maxis vont sceller l’union des rythmes, d’ambient glacial éthéré et de basses extraterrestres. C’est Nautical Dub, techno dub hybride, découverte notamment sur Macro Dub Infection Volume 2, alors que sortait le premier album du duo sur le label Chain Reaction : Biokinetics confirme cette redéfinition totale de la techno, rendue tout à la fois organique, aquatique et spatiale, un lieu neuf où pulsent des beats sourds parcourus de drones.
L’aboutissement de Biokinetics : la sortie sur Mille Plateaux en 1997 d’un album de remixs post-techno du groupe Experimental Audio Research, où les nappes sont hachées et oscillent lentement, un groove unique qui semble devenir la spécialité de Thomas Köner.
Et puis cet ovni, inclassable, somme et dépassement de tout ce qu’il avait fait avant, le lumineux Porter Ricks, regroupant notamment les cinq morceaux Redundance où l’on ne peut s’empêcher de voir un pied de nez à la dance façon Daft Punk et consort : Köner démolit les grooves danceflloors (techno, mais aussi dance-rock) pour enfanter un mutant mouvant, alangui ou vitaminé.
La musique de Thomas Köner enthousiasme, surprend et fait planer la génération Free Party.
bism
1997. Cela peut paraître difficile à croire, mais çela faisait déjà dix ans que les Jungle Brothers et le collectif des Native Tongues écrivaient les lettres de noblesse du hip-hop. Dix années tumultueuses, avec des hauts glorieux et des bas déprimants. Mais là où d’autres avaient connu l’ascension et la chute, les Jungle Brothers, eux, combattaient encore. Dans un genre où beaucoup parlaient de longévité mais où bien peu arrivaient à rester sur le devant de la scène, ils avaient réussi à survivre en évitant tous les pièges du business tout en conservant leur intégrité. Et si, comme certains l’affirmaient, le hip-hop était en pleine crise créative, eux ne semblaient pas l’avoir remarqué et cela ne les avait, en tout cas, pas affecté le moins du monde. En 1997, ils revenaient dans l’arène avec leur album Raw Deluxe, onze morceaux plein de beats, de méchantes rimes et de bonnes vibrations.
« Nous avons voulu produire un hip-hop de la plus haute qualité » affirme Afrika Baby Bam. « Ca a pris un moment, mais je pense que nous avons atteint le but que nous nous étions fixé et que le public est plus que prêt maintenant ! ».
Pour retrouver les vraies racines des Jungle Brothers, il faut revenir quelques années en arrière, à l’époque où le hip-hop naissant représentait un esprit 100% positif. Une époque où les graffitis commençaient à envahir les coins de rue, les parcs et les métros new-yorkais, une époque où sévissaient Afrika Bambaataa et sa Zulu Nation (dont les JBs seront plus tard des membres éminents), les Treacherous Three et les Cold Crush Brothers. C’est cet univers qui va servir de cadre aux années d’apprentissage de Nathaniel « Afrika Baby Bam » Hall, Mike G et Sammy (a.k.a. Swett Daddy), qui deviendront bientôt les Jungle Brothers.
« Nous connaissions Red Alert parce qu’il était l’oncle de Mike G. Red faisait régulièrement le DJ au Roxy et venait juste de commencer à faire une émission sur Kiss FM à New-York » explique Sammy. « Il nous amenait toujours à ses soirées et on allait à Kiss FM avec lui ». Après l’avoir observé, Sammy s’est procuré des vieilles platines et a commencé à mixer. Avec le support et les encouragement de Red Alert, il est devenu assez bon pour arriver à remplacer Red quand celui-ci s’absentait. Red Alert les a finalement tous emmené en studio pour qu’ils y enregistrent leur première démo et c’est lui qui leur a arrangé leur premier contrat avec Warlock Records.
Petit à petit, les JBs arrivent à se faire connaître et à gagner le respect du milieu underground, ce qui les pousse finalement à enregistrer un album. Dans un petit studio perdu de Coney Island, ils produisent Straight Out The Jungle, un grand classique du hip-hop qui, tout en restant en marge des productions du moment, contribue grandement à l’évolution du genre. L’album sort en 1988 sur le label Gee Street et contient notamment l’excellent Jimbrowski, un morceau en hommage au meilleur ami de l’homme construit sur un sample du Good Old Music de Funkadelic.
L’année suivante, le trio revient en studio et enregistre un deuxième album, Done By The Forces Of Nature. Le disque est encore plus funky, bourré de scratches, de beats irrésistibles et de textes intelligents d’inspiration pro-black. A cette époque naît le collectif des Native Tongues qui comprend, outre les JBs, De La Soul et A Tribe Called Quest. Tandis qu’Afrika Baby Bam produit le premier album de Monie Love Down To Earth, les Jungle Brothers au complet bossent abondamment avec ATCQ et plus sporadiquement avec De La Soul. Parallèlement à ces collaborations fructueuses, Done By The Forces Of Nature ne se vend pas aussi bien que prévu, malgré ses qualité évidentes.
Durant les trois années qui suivent, l’activité des JBs va s’en trouver réduite. En 1991, ils amènent leur contribution à la musique du film Livin’ Large et participent, aux cotés de Sly & Robbie et de plusieurs membres du P-Funk, à l’enregistrement de l’excellent Third Power de Material, produit et conçu par Bill Laswell.
En 1993, les Jungle Brothers réalisent le génial J. Beez With The Remedy, leur troisième album, qui marque un changement de direction pour le trio. Aux cotés de véritables bombes hip-hop comme
ou I’m In Love With Indica, l’album contient des plages expérimentales absolument hallucinantes qui ne manquent pas de dérouter l’amateur de base.
Les JBs décident alors de repenser leur stratégie. « A l’origine, avec Warner Brothers, on avait mordu à l’hameçon parce qu’on voyait le fric à la clé. Mais quand tu l’obtiens, ce fric, tu réalises que les travaux d’un gros label ne sont rien à coté de ceux d’un label indépendant. Nous avons été avec Warner Bros. pendant quatre ou cinq ans, ils nous ont dépouillé, vidé, alors ça a été fini. Nous avons fait des erreurs, mais cela nous a permis d’apprendre ». Mike G continue : « Ce que nous avons, la raison pour laquelle nous sommes encore ensemble, c’est notre amitié. Si nous n’avions pas été amis et si nous avions juste fait ça pour l’argent, on se serait séparé à l’heure qu’il est. Pour nous, faire partie des Jungle Brothers, c’est une question d’amitié ».
Raw Deluxe marque le retour des Jungle Brothers sur le devant de la scène hip-hop. Un album qui les voit un peu plus vieux, plus sages, plus matures, une évolution spirituelle qui apparait dans leur travail. « Nous sommes chefs de famille maintenant, ce qui nous rend plus responsables vis à vis de nos paroles et de nos actions. Nous réalisons que ce que nous faisons a des conséquences, alors nous faisons attention à ce que nous disons et à ce que nous faisons. Nous nous respectons nous-même et nous respectons les autres, mais cela ne veut pas dire que nous nous sommes ramollis, bien au contraire ! » dit Mike G., Afrika et Sammy approuvent.
Interrogés à propos de leur retour sur le label Gee Street : « Nous sommes de vieux amis, c’est un peu comme si nous revenions à la maison ». Afrika Baby Bam sourit. « Quand nous traitons avec eux, c’est le business, mais nous savons qu’ils travailleront à ce projet du mieux qu’ils le pourront ».
Raw Deluxe est entièrement produit par les Jungle Brothers, à l’exception de deux titres produits par Roc Raider et Djinji Brown (déjà remarqué chez Jean-Paul Bourrely et Shä Key). L’album exhale un parfum de spontanéité, de fraicheur, à l’image du morceau Moving Along dans lequel les JBs tirent leur chapeau aux glorieuses années de la old school. « Nous sommes comme neufs, nous renaissons. Cette vibe, ce feeling présent sur notre album n’est pas quelque chose de forcé, cela nous est venu tout naturellement » explique Afrika Baby Bam.
Dix ans après leurs débuts, les Jungle Brothers ne montrent aucun signe d’affaiblissement, ils peuvent encore envoyer la sauce avec la même fraicheur que dans leurs années d’apprentissage. Le mot de la fin sera pour Afrika Baby Bam : « Nous avons été confrontés à de grosses difficultés, mais nous en sommes venu à bout en renforçant sans cesse notre amitié, et c’est pourquoi nous sommes encore ensemble après toutes ces années. Je suis heureux d’en être là où j’en suis et je pense que Mike et Sammy le sont aussi ».
Discographie
1988 « Straight Out The Jungle » (Gee Street)
1990 « Done By The Forces Of Nature » (Warner Bros.)
1993 « J. Beez Wit The Remedy » (Warner Bros.)
1997 « Raw Deluxe » (Gee Street)
Plus qu’il n’en fallait pour donner l’occasion à Mr OaT de revenir sur les traces discographiques et autres laissées par ce créateur parmi les plus stimulants de la fin du siècle dernier, et de celui à venir.
Naît en 56, dans la ville de Chicago, le jeune Steve grandit baigné de la multiple et vibrante tradition musicale afro-américaine. A treize ans, son premier sax alto dans les mains, il se passionnera pour Maceo Parker, jouera quelques cinq ans dans des groupes de funk. Puis, c’est la découverte de la plus complexe science onomatopéique d’un autre Parker, le Bird. Cette musique enracinée dans l’urgence de vivre, d’être un homme, d’imiter le chant du phénix (le blues ?), Coleman la désigne aujourd’hui encore comme sa principale influence.
Si l’originalité de sa voix de compositeur/improvisateur peut laisser entendre des connivences avec celles de James Brown, Béla Bartok, de certaines musiques africaines ou de John Coltrane, ce jeu de miroirs musicaux ne peut l’éclairer que partiellement.
New York is the place
Constatant que c’est de New York que viennent les meilleurs musiciens, Steve Coleman se décide un jour de 78 : voyage en stop, quelques mois de galère dans un YMCA… puis il est engagé dans le Thad Jones/Mel Lewis Big Band. Plus tard dans le Sam Rivers Studio Rivbea Orchestra, où il apprend beaucoup en matière de composition et par de nombreux autres, dont le big band de Cecil Taylor.
Pendant quatre ans, il vit de ces cachets et de l’argent gagné à jouer dans la rue avec le trompettiste Graham Haynes et le prototype du groupe qui deviendra les Five Elements. C’est aussi à cette période qu’il découvre les musiques d’Afrique de l’Ouest et la spiritualité sophistiquée qui les nourrit. De cet ingrédient essentiel, souvent méconnu du public et des critiques occidentaux, Coleman tendra dorénavant à faire sa propre synthèse, jusqu’à la musique foncièrement spirituelle qu’il livre aujourd’hui.
Mais dans cet apprentissage pluriel va d’abord se cristalliser une conception musicale basée sur l’interaction. Le mode soliste/rythmique figé par un soi-disant jazz est délaissé, pour systématiquement conditionner l’expression musicale aux règles du dialogue : statut du soliste remis en cause par des rythmiques complexes inévitables, solos simultanés et croisés en tous sens, ainsi de suite. Rien de véritablement nouveau diront certains, quoique…
Everything is on the on
Dès 1981, le sixième élément Coleman et ses acolytes accouchent de leur hybride mutant de jazz, de funk et de sécrétions afronautiques. Du jamais entendu. Ouverte sur son environnement, fortement énergétique, la chose croît rapidement, et tel Godzilla décapitant l’Empire State en s’époussetant l’épaule, écrase sur son passage certains jazz-funk et jazz-rock définitivement dépassés. Ecouter Motherland Pulse (1985) et On The Edge Of Tomorrow (1986) par exemple, indispensables bouillons où entrent en fusion post-néo-bop, P-funk, hip hop et arts martiaux rythmiques - Marvin « Smitty » Smith, bénies sont tes baguettes magiques.
Le lyrisme martial et funky de l’alto de Coleman commence également à se faire entendre sur de nombreux enregistrements, au sein du M-BASE notamment. Acronyme de Macro-Basic Array of Structured Extemporizations (un défi aux discours qui voudraient cerner et intellectualiser leurs musiques), M-BASE recouvre un collectif informel de musiciens aux conceptions et aspirations communes : exprimer leurs expériences à travers une musique principalement basée sur l’improvisation et la structure. Un des fondateurs du collectif, Coleman est avec Greg Osby celui chez qui ces principes fondamentaux sont les plus systématisés. Il deviendra aussi le leader de ce qui ne ressemble plus tellement à un collectif, mais à une marque de fabrique qu’il est maintenant le seul à apposer.
Froid comme la glace
Suivant une évolution perceptible d’album en album, la musique de The Five Elements se radicalise au tournant des 90s, présentant des syncopes de plus en plus radicales, un lyrisme de plus en plus singulier (« Black Science » en 1991, « Drop Kick » en 1992). Une hallucinante gymnastique rythmique, qui pousse à la danse sans user des cognitions musicales les plus consensuelles.
Cette musique tient effectivement d’une certaine discipline, et en tant que telle peut paraître rigide. Cette rigidité, cette froideur, qui s’affirment dans les formes (rythmes casse-cou à la précision chirurgicale, lyrisme détaché des solos), comme dans le son (basse/batterie en avant, sonorités électriques), reflets d’un environnement urbain (toujours New York !), sont aussi les signes de l’altérité revendiquée d’une musique mouvante et inclassable. Une musique qui reste enracinée dans le blues et le bebop, mais refusant de coller à leurs affects datés comme le font trop de zélateurs en manque d’inspiration, préfère en donner une vision perpétuellement contemporaine et personnelle. Et ainsi, affirmer la modernité de leurs discours (et du sien) sans se bercer de l’illusion d’une forme fixe.
Laissez-moi maintenant vous dire qu’étant leader, saxophoniste, compositeur, Steve Coleman doit aussi être considéré comme un chercheur. Ainsi ses lectures et sa rencontre avec le philosophe kémétique Thomas Goodwin vont éclairer les parallèles entre sa sensibilité, ses théories musicales, et celles de certaines cultures anciennes. D’un côté, il développera avec l’aide de l’IRCAM un programme qui intègre certaines de ses théories : Ramses est capable de réagir en temps réel avec des musiciens et d’improviser (un concert en juin 1999 à Paris fut paraît-il très surprenant). Mais Coleman va surtout focaliser son travail sur les liens ancestraux entre musique et mystique.
Les sources du possible
Après ce raidissement de ses lignes de force, la musique de Steve Coleman semble ensuite s’assouplir autour d’elles, changer perceptiblement dans sa manière d’appliquer ses principes, de les prendre au sérieux.
Cette nouvelle évolution doit beaucoup au départ du maître des polyrythmies Marvin « Smitty » Smith, présent depuis les débuts dans un groupe où le personnel évolue constamment. Il cède son tabouret au moins tentaculaire mais terriblement funky Gene Lake. De décembre 93 à janvier 94, Coleman part au Ghana étudier les relations entre le langage et la musique. Ce voyage aura de profondes ré-percussions sur sa musique et sa philosophie. La matière sonore et rythmique se détend et s’étend, tandis que quelque chose se réchauffe dans les sinuosités du jeu de l’altiste. Godzilla serait zen ?
En tout cas les enregistrements studio des Five Elements se fluidifient, pour se rapprocher des performances live - comparer « The Tao Of Mad Phat » (1993) et « Def Trance Beat » (1995) - une musique organique, presque palpable. Un courant incessant qui absorbe également le flow du rap/spoken word des inénarrables freestylers des Metrics. Steve Coleman déclare qu’il a eu du mal à trouver des rappers capables de se poser sur ses géométries rythmiques tournoyantes ; il faut en effet entendre les acrobaties microphoniques de Black Indian, Kokayi et Sub Z pour y croire.
Enfin en 1995, Steve Coleman forme The Mystic Rhythm Society, dans l’optique « d’explorer la structure de l’univers et d’exprimer ces formes à travers la musique », pas moins. Le premier concert de cette formation pluri-culturelle, enregistré à Paris, paraît parfois confus et imprécis par rapport aux autres enregistrements du saxophoniste. Mais c’est en cette Mystic Rhythm Society que vont mûrir les transformations passionnantes de sa vision musicale.
Esprits dans la diaspora
1995 est semble-t-il une année décisive. Steve Coleman emmène son groupe à Cuba pour une confrontation avec la tradition yoruba, dépositaire d’une science musicale oubliée en Occident. C’est Francisco Zamora Chirino et sa formation AfroCuba de Matanzas, éminents gardiens de cette tradition (et de nombreuses autres, le tout formant la santeria), qui seront les vecteurs de cette transmission de la métaphysique d’une culture.
Coleman déclare alors : « …nous n’essayons toujours pas, de jouer de la vrai musique africaine, mais l’aspect relationnel de notre musique est influencé par l’Afrique. » C’est toujours cette priorité donnée à l’interaction qui aura permis la rencontre véritable que documente l’époustouflant The Sign And The Seal. S’éloignant du côté démonstration de mises en place impossibles avec laquelle il flirtait parfois, Coleman s’attaque plus explicitement au cœur de la question musicale, sans épuiser la musique à force de théories. Les deux formations se rejoignent sur « l’idée africaine d’exprimer l’univers et les forces de la nature à travers le son, les configurations rythmiques/tonales… ». La Mystic Rhythm Society (rythmique, saxs/trompettes, rapper), les chants religieux et percussions traditionnelles (exprimant la vision du monde yoruba ravivée par AfroCuba de Matanzas) imbriquent leurs cycles multiples, et communiquent au sein de ce nouveau tissu de relations. Se produit alors une musique soucieuse de son discours sur et avec le monde (le signe et le sceau), des rapports entre fond et forme. Consciente de sa capacité à signifier son environnement. Et s’il est bien sur question de technique et de technologie, on est avant tout frappé par sa sensibilité tendue, son sérieux festif. En gros, c’est une vraie tuerie.
Passages
« Je passe en fait tout mon temps à penser à la vie, et ensuite en tant que musicien, j’essaye d’utiliser cet art pour exprimer ces idées philosophiques symboliquement. » Après Cuba, d’autres voyages viendront nourrir la quête de Steve Coleman. Avec ou sans son groupe, il ira au Brésil, au Sénégal, en Inde, en Egypte. Aucun enregistrement n’en résultera ; seulement la rumeur d’un disque avec des musiciens sénégalais qui n’a pas vu le jour. Néanmoins les albums que Steve Coleman sortira ensuite s’inscrivent clairement dans la continuité de The Sign And The Seal.
Genesis, sur lequel figure un big band cuivres/percus/cordes baptisé le Council of Balance, sort en 1997. Pour la première fois, on entend la musique de Coleman jouée par un grand ensemble. Et c’est une nouvelle claque. Enorme. D’une densité rare, cette longue suite calquée sur les sept jours de la création selon la Genèse respire néanmoins d’un souffle profond et reste équilibrée. Des passages suffisamment aérés permettent de récupérer de ces profondes inspirations de funk yoruba et de mystique coltranienne. L’album des Five Elements qui accompagne cet opus s’intitule The Opening Of The Way, tout un programme. Ces polyrythmies inouïes (plus souples et complexes avec l’arrivée de Sean Rickman à la batterie) pourraient bien être les images actives des cycles primordiaux que Coleman prétend utiliser comme modèles.
Vers la lumière ?
La musique procède-t-elle d’une source unique, aux manifestations infinies ? On peut le croire à entendre le dynamisme des syncrétismes américano-africains survivants, et ce que l’on nomme communément le groove. Même si on ne reconnaît pas la musique, on le reconnaît, lui : hip hop, géométrie, danse, angles tranchés et arrondis étendus.
Coleman s’est intéressé aux formes les plus codifiées de ces musiques, et a découvert des correspondances - arithmétique, harmonie, géométrie, spiritualité.
« Dans les sociétés anciennes, ils pensaient de cette manière, c’est pour cela qu’ils étaient capables de faire des choses que nous ne comprenons même pas aujourd’hui… Même l’art et la science étaient fusionnés. Il n’y avait pas l’ « art » tel que nous le connaissons maintenant. Tout était art, science, vous voyez, religion – tout cela était fusionné en une grande « science sacrée »… C’est en quelque sorte la route ou le chemin que je suis, le chemin qu’ont suivi des gens comme Muhal (Richard Abrams), ou John Coltrane. Personne n’en parle, parce qu’ils choisissent de parler de « quelle note tu as utilisée sur cet accord »... »
Paru en 1998 et 2001 mais issus de séances d’enregistrement proches et de réflexions similaires, The Sonic Language Of Myth et The Ascension To Light sont constitués de véritables études sonores - phénomènes naturels ou symboles religieux. L’instrumentation est foisonnante (respectivement double quatuor cordes/chanteur ou quintette de vents, sur certains morceaux), contribuant au renouvellement du son Coleman. Sur The Ascension To Light qui me semble globalement plus réussi, une pipa (luth chinois), un harmonica (le jeune Grégoire Marret) ou le sax ténor fiévreux de Gary Thomas, que l’on retrouve avec plaisir, viennent aussi enrichir la texture sonore sans nuire à sa fluidité.
La musique de Coleman, architecture mouvante de lignes martiales, reste immédiatement identifiable. Elle affirme de plus en plus ce lyrisme étrangement passionné et distancié à la fois, ou s’emporte dans des improvisations collectives (« The 42 Assessors » qui rappelle Sun Ra, c’est dire si vous devriez vous méfier…). Ce qu’elle perd peut-être en impact et en chaleur brutale, elle le gagne en sophistication. Et que l’on connaisse les subtilités conceptuelles qui la sous-tende ou pas (« Instantaneous » à quatre voix (saxes, trompettes) ou les irrésistibles balancements de « Polarity And Equilibrium In A Fluid » et « Embryo »), elle reste simplement, indéniablement, belle.
On a pas parlé de politique, on a écarté le sujet, mais on aurait pu (on aurait du ?). Comment une telle radicalité dans la démarche et dans l’expression d’un musicien, se sont-elles accommodées des exigences de l’économie ? Bien plus, tu l’auras compris complice lecteur si tu m’as suivi jusqu’ici, la vision de Coleman pousse à un regard nouveau sur le commun des productions musicales. Concrètement, on aimerait par exemple en savoir plus sur les rapports entre Coleman et BMG. On se doute que l’indépendance dont il jouit fut acquise après des années de travail et d’intransigeance. On constate l’importance de son manager Sophia Wong, le sérieux des équipes de production américaine puis française depuis 1995.
Mais c’est bien de musique dont il s’agit, seulement de musique. Et si certains peuvent être effrayés ou refroidis par son inhabituelle densité, elle n’en est pas moins précieuse aux yeux des mélomanes téméraires. D’autant plus précieuse qu’elle est rendue rare par l’inconséquente course au profit qui sévit dans les départements jazz des grosses maisons de disques aussi bien qu’ailleurs. Alors profitez-en, c’est pas encore illégal. Et pour finir, laissons la parole à M. Coleman lui-même, parlant musique :
« Et tu vois, une force pour les choses positives. Je pense qu’il est possible qu’elle ait un effet d’expansion spirituelle. Je sais que c’est l’effet qu’elle a eu sur moi. Ils appellent ça soul, ou ceci ou cela. C’est quelque chose de plutôt insaisissable… C’est quelque chose de tellement puissant, c’est comme la musique de Coltrane. Tu détestes ou tu aimes… Cela peut être trop fort pour toi, vraiment trop. Je cherche ce genre de truc qui explose sur la conscience. »
Mr Oat (Scratch n°15 / 2002)
Discographie non exhaustive
STEVE COLEMAN GROUP
« Motherland Pulse » (JMT, 1985)
S. C. & FIVE ELEMENTS
« On The Edge of Tomorrow » (JMT, 1986)
« Black Science » (RCA Novus/BMG, 1991)
« Drop Kick » (RCA Novus/BMG, 1992)
« The Tao of Mad Phat » (RCA Novus/BMG, 1993)
« Def Trance Beat » (RCA Novus/BMG, 1995)
« The Sonic Language of Myth » (RCA Victor/BMG, 1998)
« The Ascension to Light » (RCA Victor/BMG, 2001)
S. C. & METRICS
« The Way of the Cipher / Live at the Hot Brass » (RCA Groovetown/BMG, 1995)
S. C. & MYSTIC RHYTHM SOCIET
« Myths, Modes and Means / Live at the Hot Brass »
(RCA Groovetown/BMG, 1995)
in collaboration with AFROCUBA DE MATANZAS
« The Sign and the Seal » (RCA Victor/BMG, 1996)
S. C. featuring THE COUNCIL OF BALANCE & F. E.
« Genesis / The Opening of the Way » (RCA Victor/BMG, 1997)
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