Jazz

David Murray

Le Roi David, comme l’appelle la critique jazz, est sûrement, avec les deux (…)

A l’occasion de la venue à Marseille de la Fo Deuk Revue en 1997, l’écrivain-poète-dramaturge-essayiste - et j’en passe - Amiri Baraka montait sur scène à ses côtés. A Scratch est revenu l’honneur d’interviewer ces deux géants de l’art afro-américain - et de l’art tout court, d’ailleurs... Nous vous livrons donc un entretien plein de punch avec un David Murray qui, comme à son habitude, fait preuve d’autant de liberté et de sincérité dans ses réponses que dans son jeu...

Scratch : « Comment est née la Fo Deuk Revue ? »

David Murray
« Ce projet est né d’ateliers que j’ai faits pour le festival des Banlieue Bleues. Ces ateliers consistaient à travailler avec les banlieues de Paris, avec les différents groupes ethniques qui y cohabitent. Je sais qu’à Paris, il y a tous les groupes ethniques à l’extérieur de la ville. Marseille, ça ressemble beaucoup plus à Oakland (California) car ici, tous les groupes ethniques sont en plein centre ville. »

« Avez-vous du adapter votre jeu à celui des musiciens africains qui vous accompagnent ou la rencontre s’est-elle passé naturellement ? »

Ce que j’espère avoir réussi, les choses ne sont pas parfaites, bien sûr... mais ce que j’essaie de faire avec Hugh Ragin et Craig Harris sur le front cela en fait partie… Nous n’adaptons pas notre façon de jouer tant que ça. Ce que nous essayons de faire, c’est de mettre à l’aise les musiciens pour pouvoir apprendre les morceaux ensemble, nous essayons d’ajouter des choses à leurs chansons au travers d’une section cuivre qu’il n’y avait pas auparavant. En fait, nous essayons de jouer sur un même niveau d’intensité. C’est comme Baraka : quand il commençait à réciter ses poèmes, certains des gars du groupe se mettaient à jouer doucement comme si c’était une cocktail party. Je leur ai dit : « Non ! Quand Baraka rentre, jouez comme quand vous jouez derrière mon solo, car lui aussi, il en fait un et à n’importe quel moment, Baraka peut être aussi bruyant que l’un d’entre vous. Il peut prendre le dessus, il vient, il rentre et puis il ressort ». J’ai remarqué ça hier soir. C’était la première fois qu’on jouait avec Amiri. C’est comme dans une pièce de théâtre quand quelqu’un est narrateur... Mais lui fait aussi partie de la conscience sociale, il est comme le battement de coeur d’une pièce ou d’un film. C’est comme le gars qui dit : « OK, qu’est-ce qu’il y a derrière cette porte ? » et lui, il lui dit seulement ce qu’il en pense : « Il y a un monstre derrière cette porte, ne va pas derrière cette putain de porte ». Il est comme notre conscience sociale, notre cerveau. »

« Allez-vous continuer à jouer avec Amiri Baraka ? »

« Hier, c’était la première fois qu’il jouait avec nous car en réalité, il n’était pas présent quand nous avons enregistré le disque. Ses textes ont simplement été rajoutés par dessus, et il ne faisait donc pas partie de l’expérience africaine que nous avons vécue quand on a fait le CD à Dakar. Mais c’est lui qui, le premier, m’a parlé d’aller dans les îles de Gorée... S’asseoir dans les cellules des esclaves... c’est lui qui m’a fait rentrer dans le truc, qui a voulu faire ça. Lui, il y était déjà allé avec son fils Ras. Moi, ce n’est que deux ans plus tard que j’ai eu l’occasion de m’y rendre. La raison pour laquelle je voulais qu’Amiri soit sur l’album, c’est que j’ai toujours suivi son inspiration, il est comme la conscience sociale de l’Amérique Noire. C’est le premier leader black américain qui n’ait pas été tué, d’abord, et il est toujours là. Donc je me dois de le suivre. C’est comme ça. Il se faisait déjà beaucoup entendre quand les autres étaient là. »

« D’autres ont été inspirés de la même façon, comme Joe Bowie qui a enregistré avec des musiciens des îles de Gorée, de même pour Archie Shepp. A propos du Retour en Afrique prêché par de nombreux leaders noirs aux Etats Unis, il semble y avoir une certaine différence entre la façon dont les Afro-Américains s’imaginent l’Afrique et la réalité… »

« C’est un bon commentaire. Dans un poème qu’Amiri Baraka a récité hier soir, il est dit : « Fais attention au fantôme, fais attention Afrique, le fantôme va t’attraper ! ». Vous savez, la plupart des pays d’Afrique sont devenus indépendants en 1960-62. Pour moi, cela s’est passé trop tôt, ils n’avaient pas encore le savoir-faire, la capacité d’être indépendants. Ils venaient à peine d’envoyer leurs fils à l’école, ils n’avaient pas encore la technologie nécessaire pour être libres.
Il y a beaucoup d’animosité entre ces fils, qu’ils ont envoyé dans de grandes écoles, des institutions, et nous. J’ai été à l’école avec eux, Baraka a été le professeur de certains d’entre eux. Il y a des différences, et vous entendrez beaucoup de choses négatives à propos du discours entre les Africains-Américains et les Africains. Mais en gros, ça n’importe pas beaucoup car le vrai problème, c’est que les deux parties sont toujours dans une période critique, toutes les deux sont dans le chaos. Pour moi, c’est comme mon fils qui pleurniche... Ils ressemblent à des gosses qui pleurnichent. C’est comme ça, ils se plaignent sans raison. Ce qu’il faut, c’est que le savoir-faire revienne en Afrique pour développer le pays. Je sais qu’il y a beaucoup de gars qui sont venus en Amérique pour étudier, qui y ont rencontré des filles blanches et qui ont maintenant une famille dans le Massachusset, et ils sont professeurs à l’université. Mais ils n’ont pas fait ce que leurs pères leur demandaient de faire. Ca, c’est aussi un problème, on peut aussi parler de ça, il y a plein de petits discours parallèles. Mais dans l’ensemble, ce que nous avons entrepris de faire n’a pas encore été accompli, donc personne n’a vraiment de réponse. En fait, on raconte tous n’importe quoi... personne n’a vraiment la réponse. »

« En Afrique, il y a beaucoup de gens qui étudient la philosophie, la sociologie et toutes les sciences humaines, en plus de ceux qui étudient pour devenir ingénieurs, pour acquérir le savoir-faire dont vous parlez pour reconstruire leur pays. Ils comptent sur l’Europe pour faire ça. Mais au Zaïre par exemple, quand ils voient débarquer des Afro-Américains, ils réagissent de la même façon qu’avec des Européens, parce qu’en fait, vous leur semblez bien différents de tout ce qu’ils sont maintenant. »

« Et vous savez pourquoi ? Parce que quand un type est dans la misère et qu’il voit que j’ai de l’argent (il sort un billet), il se dit : « Lui, il est Européen, il a de l’argent. » C’est ce qu’il se passe. Mais ce n’est pas dur de gagner de l’argent, il suffit de réfléchir pour cela. Je ne vais pas gagner de l’argent en vendant des montres dans la rue, je ne le ferais pas. La raison pour laquelle ils me voient comme ça, c’est parce que j’ai des billets et que c’est ce qu’ils veulent. Quand je vais à Dakar, j’ai dix personnes qui me suivent dans la rue pour essayer de me vendre toutes sortes de choses. Je me retourne et je leur dis « J’ai pas volé d’argent ! ». Mais ils me suivent quand même. Puis y a un blanc qui se pointe, il marche à côté de moi, on est au même hôtel, on marche jusqu’à l’hôtel ensemble car je le connais. Alors je leur dis « Pourquoi vous ne lui demandez pas d’argent, à lui ? » et ils disent « Oh, il va pas nous en donner » et je leur réponds « Pourquoi pas ? » « Parce qu’il veut pas de ça... » « Qu’est-ce qui vous fait penser que moi, j’en veux ? » « Parce que toi, tu es afro-américain, tu es lié à l’Afrique... » Et moi, je me dis que c’est pousser un peu trop loin le truc. C’est pas pour ça que je vais acheter des choses dont je n’ai pas besoin. »

« Que pensez-vous de la participation de Positive Black Soul au projet ? Quelle a été leur contribution ? »

« Nous avons fait des ateliers à Paris avec les PBS, ils ont travaillé avec des rappers de la Courneuve. Le rythme de leur rap est très bien. A mon avis, le wolof est une très bonne langue pour rapper. Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’ils peuvent bien raconter. De temps en temps, je sais un peu de quoi ils parlent mais en général, je n’en sais rien du tout ! Tout ce que je sais, c’est qu’au niveau du rythme, ça sonne bien. »

« Il y a quelques mois, vous avez travaillé avec le Grateful Dead de Jerry Garcia. Pensez-vous qu’on ait pu assimiler votre jeu très souvent libre à la musique psychédélique du Dead ? »

« Quand j’ai travaillé avec le Grateful Dead, Jerry m’a dit : « Tu es le Jimi Hendrix du saxophone ». Dans le rock, ils avaient besoin d’une icône qui était noire, qui était différente, ils avaient besoin de Jimi Hendrix. Ils en avaient besoin et ce n’est peut-être même pas l’Amérique noire qui l’a fait. Ce sont les américains en général. Ils voulaient avoir un autre type de héros. Ils ne savaient pas trop quel genre de héros ils voulaient mais ils voulaient quelqu’un de psychédélique. Ils voulaient un mec qui pouvait aller dans les émissions et faire « Ouais, mec c’est cool ! » C’est pourquoi l’Amérique voulait voir un héros black américain à l’époque. Avec le truc des beatniks, ils avaient besoin d’un héros black et c’est lui qu’ils ont pris. Mais la conscience sociale noire n’y était pas. »

« Vous avez l’impression qu’ils vous ont demandé de travailler avec eux juste parce qu’ils avaient besoin d’un musicien noir ? »

« Non. La raison pour laquelle j’ai joué avec Grateful Dead, c’est qu’ils étaient sur un projet de comédie musicale. Ils avaient besoin d’un musicien de jazz comme moi qui pouvait composer, écrire et orchestrer de la musique. Alors ils m’ont intégré au projet. Taj Mahal et Bob Weir avaient besoin de mon savoir. Quand ils ont besoin de vous, ils vous appellent (Baraka acquiesce).

« A propos de Jerry Garcia, il a joué sur l’album « Virgin Beauty » d’Ornette Coleman. C’était parce qu’ils avaient besoin d’un musicien bluesgrass ? »

« Jerry Garcia se situe au-delà du bluesgrass... il est d’abord auteur-compositeur. Pour moi, lui et Bob Dylan sont les compositeurs blancs américains ayant le mieux réussi à écrire et à chanter des chansons révolutionnaires qui parlent du système d’une façon pas très positive. Mais aucun des deux n’est un grand chanteur, ils sont de grands compositeurs. C’est pourquoi des gens comme Hendrix ont toujours tiré leur chapeau à Bob Dylan. Une fois, je me trouvais chez Bob Weir et Bob Dylan a appelé, il voulait lui parler. C’est moi qui ait répondu et il a dit « Ehh, je vous connais… » Donc, on a eu une petite conversation. Je l’ai reconnu car il parle et il chante de la même façon. Ce mec est original, son chant est plutôt parlé. Et la voix de Jerry est pareille, c’est pas comme la voix de Julio Iglesias. Mais c’est le contenu qui compte. Quand vous écoutez la musique de Jerry, c’est pour le contenu de ce qu’il raconte... et il dit des choses vraiment fortes ! »

« Parlons un peu de hip-hop. Vous avez joué sur un morceau d’un album de The Roots. »

« J’ai joué sur trois morceaux de The Roots, mais ils n’en ont gardé qu’un sur l’album ! Ils m’ont raconté des trucs comme quoi la maison de disque leur a coupé, qu’elle ne voulait pas que je sois dessus. Mais ils voulaient que je joue d’une certaine façon. J’ai commencé à jouer assez simplement, j’ai essayé de jouer quelque chose de produit sur le morceau, mais ils m’ont dit « Non, ce n’est pas assez hard, on veut quelque chose de heavy, plus avant garde ». Donc, finalement, j’ai joué le morceau le plus sauvage que je pouvais et là, ils m’ont raconté que la maison de disque ne voulait pas tout mettre sur l’album. C’est là que je leur ai dit « Eh, les mecs, c’est vous qui m’avez dit de jouer free ! » Donc, ça m’a un peu surpris qu’ils ne mettent pas tout dans le morceau, qu’ils coupent mon truc autant. J’ai enregistré trois morceaux et ils en ont utilisé la moitié d’un ! Ils n’ont mis que le solo dessus, ils n’ont même pas mis la partie où je jouais avec eux. Je joue tout seul. »

« Oui, on était plutôt déçu quand on a écouté ça… »

« Et moi donc ! Je jouais en même temps qu’eux (il fait un beat box), j’étais dans le rythme avec eux, mais ils m’ont mis en solo sur le disque... Je suis tombé sur eux à la Villette à Paris, ils m’ont fait « Ouais, la maison de disque nous emmerde ». Je leur ai dit « Je ne sais pas. C’est eux qui vous prennent pour des cons ou c’est vous qui me prenez pour un con ? » Quelqu’un ne voulait pas me mettre sur l’album. »

« Quand nous avons interviewé les Roots, nous leur avons posé la question. Ils nous ont dit que c’était une question de format, que le CD doit avoir une durée limitée. Ils ont même dit qu’ils sortiraient une version intégrale du morceau en maxi. »

« Ouais ! En 2012 ! (rires) N’y comptez pas trop. C’est des bons gars, je les aime bien, mais ils sont jeunes. »

« Y a-t-il des choses que vous aimeriez faire, des gens avec qui vous aimeriez travailler ? »

« J’ai un projet en cours. Je vais enregistrer six CD en trois ans - « Fo Deuk Revue » est le premier des six. En octobre, nous allons faire le deuxième en Guadeloupe et en Martinique. Nous allons travailler sur la musique de Guakar et de Bel Air, avec Gérard Lequel, le guitariste de Guakar, et avec des percussionnistes de Bel Air. Nous allons jouer avec un chorale créole sur des chansons créoles avec le gars qui écrit pour Cesaria Evora. Nous devons collaborer avec lui et faire un album en octobre. En décembre, nous devons retourner à Dakar et faire la Fo Deuk Revue 2. Nous allons travailler avec des musiciennes de Dakar. Nous aurons sûrement la même section rythmique américaine. Nous ferons d’autres spectacles et finalement, cet autre groupe émergera avec ce groupe et ce sera un vraie revue avec des hommes et des femmes. Nous allons embarquer cinq femmes : une américaine qui chantera en anglais, trois chanteuses, et une djembéiste qui est la petite fille de Doudou (N’Diaye Rose) et qui vit aux States. Doudou est le premier musicien en Afrique à vraiment intégrer les femmes, à les faire jouer du sabar. Cette fois, ce sera différent, nous irons directement sur le terrain. Il y a un groupe de musiciennes qui vivent dans le bush, nous allons essayer de les faire jouer. Nous voulons essayer d’intégrer plus de femmes et d’être plus authentiques. Pour moi, on n’a pas une vraie revue à moins d’avoir au moins cinq femmes sur scène. Nous essayerons d’avoir deux danseuses aussi. Donc, j’espère qu’en tout nous serons une vingtaine sur scène pour la Fo Deuk Revue. »

« Pour parler encore un peu de hip-hop, est-ce que votre collaboration avec les Roots… »

« Tu sais, j’aime bien le hip-hop, mais je crois que ça passe mieux quand je ne comprends pas la langue car la moitié des rappers, de nos jours, ne racontent rien. Donc je préfère qu’ils parlent une autre langue. Ainsi, je peux tolérer ce qu’ils racontent. Ca peut paraître un peu méchant, ce que je dis. »

« Vous connaissez Michael Franti des Disposable Heroes Of Hiphoprisy ? Lui, c’est un bon, ses paroles sont bien différentes de toutes les conneries qu’on entend d’habitude. »

« Je vois ce que vous voulez dire. Il y a des gens dans tous les pays qui ont du talent mais on n’en entend pas parler. Personnellement, je me fous de savoir si ces types ont un gros flingue ou un gros pénis. Je n’ai pas envie d’entendre « Je suis un gangster, je suis un dur… » Ce genre de trucs, je m’en bats les couilles !!! Moi, je ne sais pas rapper, c’est pour ça que je ne peux pas parler de la taille de mon pénis. Mais bon, en réalité, tout le monde s’en fout de la taille de mon pénis. Nous avons avec nous un rapper qui s’appelle Big Brother Hakeem, il travaille avec Dee Nasty. Il était sur la tournée avec nous, il est partie la semaine dernière. Il rappe en arabe. Il a de bonnes paroles... enfin, c’est ce qu’on m’a dit car je ne parle pas arabe. Mais le rythme de son rap est très bon, c’est frais. Si je ne comprends pas la langue, j’essaie d’avoir le texte bien sûr, comme j’ai fait avec Positive Black Soul. Ils me donnent un texte et ensuite, ça peut me prendre un bon moment pour en avoir une traduction. Et quand j’en ai enfin une traduction, je n’aime plus beaucoup le texte. C’est le rythme qui m’intéresse. Si un rapper a un bon rythme, ce qu’il dit m’importe peu. Et puis s’il reste avec nous, s’il traîne avec nous pendant un moment, il finira par changer le contenu de ses textes de toute façon. Ses textes deviendront plus politiques s’il traîne avec nous. Il faudra qu’il raconte des choses plus intéressantes que « Je suis un tueur, blah, blah, blah… » Il faut que les rappers grandissent aussi, ils doivent devenir plus mâtures, grandir socialement et politiquement. Ils doivent côtoyer des gens différents. C’est comme les PBS : ils me respectent, je suis plus vieux qu’eux, j’ai 42 ans, eux ils ont la vingtaine... Je ne sais pas, mais depuis qu’ils côtoient des gens comme Baraka ou moi, ils ont changé leurs paroles. Quand ils sont arrivés, c’était « Oui, je suis le meilleur... passe-moi ce putain de mic… » Laisse tomber ! Si vous voulez traîner avec nous, vous ne pouvez pas dire ça, vous devez changer les paroles. Nous devons éduquer ces jeunes... On les prend avec nous et ils changent, parce qu’ils savent qu’il le faut. »

« Avez-vous des projets strictement jazz ? »

« Des projets jazz, j’en ai réalisé environ deux cents... Donc, pour le moment, je ne me concentre pas vraiment là-dessus. J’ai eu un coup de fil de Impulse Records l’autre jour, ils veulent que je revienne chez eux et que je les représente. Donc, je vais faire des disques jazz comme si j’étais vraiment dedans. Ils ont besoin de quelqu’un qui soit un peu dans l’avant-garde, qui joue free. J’aimerais pouvoir tuer ces connards car ils m’ont arnaqué pendant vingt ans... New York m’ennuie, même la politique à NY est ennuyeuse, c’est pourquoi je suis venu vivre à Paris. A NY, en jazz, il y a ce gars qui s’appelle Winton Marsalis. J’aime bien ce qu’il fait. Il fait un peu de chichis, mais ça va ! Il y a un tas de gars qui veulent l’imiter, ils vont sur scène avec un certain costume, ils croient qu’ils ont trouvé la formule magique, ils veulent jouer un certain style de musique. Mais ils ne se rendent pas compte que si ce qu’ils jouent est aussi mauvais, c’est parce qu’ils n’y connaissent rien. Ils n’ont pas encore vécu, ils n’ont même encore jamais fumé un joint ! Leurs femmes ne se sont pas fait avorter, ils n’ont rien vécu ! Alors qu’est-ce que vous voulez qu’ils jouent ? Tout ça, ça compte, vous voyez... Les gens ne se rendent pas compte de ce qu’est la vie. La vie d’un musicien influe beaucoup sur sa musique, et si tu n’as pas ta propre histoire dans ton cœur, ça va sonner comme l’histoire de quelqu’un d’autre ! »

« Si vous écoutez le dernier disque de Buckshot LeFonque, les solos de sax sur l’album, et en particulier sur la chanson « Another Day », ça sonne très académique. Branford passe de la partie « A » à la partie « B » avec un arpège téléphoné pour lier les deux. Votre façon de jouer, par contre, n’est pas du tout prévisible. »

« Je vois ce que vous voulez dire. Un saxophoniste de jazz peut jouer bien au-dessus des accords, il doit prendre des libertés. J’essaie de créer un nouveau langage avec mon sax, comme Ornette Coleman. Quand Coleman a commencé, il est arrivé avec un nouveau langage et les gens ont du apprendre à parler ce langage, à se retrouver dedans. On communique une émotion. Mais on peut le faire d’une façon plus académique si on veut, on peut reprendre Charlie Parker si on veut mais moi, ça ne m’intéresse pas de le reprendre, ni Coleman d’ailleurs. Ce que je veux faire est d’un autre niveau. Je veux parler un langage populaire. Mais en fait, c’est quoi, parler un langage populaire ? j’aimerais bien savoir. Pourquoi est-ce qu’un type qui rentre dans la religion parle des langues africaines qui sont éteintes, qui n’existent même plus ? Moi, j’ai grandi avec la Church Guide of Christ, et parler un langage populaire est naturel. Les gens parlent des langues qu’ils ne connaissent pas, des langues anciennes qui n’existent plus, comme le latin, par exemple. Personne ne se ballade en parlant le latin de nos jours, mais ces gens parlent des langues encore plus anciennes que le latin. Comment voulez-vous qu’ils connaissent ces langues ? En fait, ils ne les connaissent pas mais ça fait partie de la progression de l’homme sur cette planète. L’autre jour, Amiri Baraka me disais que tout ce que ces gens voulaient dire, en fait, c’est « Je suis, je suis moi, je dis quelque chose... J’existe ! », c’est tout ce qu’ils disent... Le problème, pour en revenir à ce que vous disiez sur Brandford, c’est qu’il a fait le choix conscient de sonner impersonnel, neutre. C’est un choix, peut-être, mais j’estime que si, à trente ans, on n’a pas de son propre, il faut faire autre chose... Il faut dire « J’existe, je suis là ! »

« Vous avez dit que vous ne vouliez pas être samplé. Cela vous est-il déjà arrivé ? »

« Non, je ne crois pas. »

« Et si c’était le cas ? Si le morceau était bon, que feriez-vous ? »

« Ca ne serait pas assez important pour que je porte plainte. Autrefois, j’étais dans un groupe qui s’appelait Notations of Soul et nous avions écrit cette chanson, Love Machine. L’ingénieur du son l’a donné aux Miracles et ils ont joué Love Machine : « I’m just a love machine / I don’t work for anybody but you… » C’est moi qui ai écrit cette chanson mais je n’ai pas reçu de royalties. Mais c’est une question d’interprétation. Si j’étais allé au tribunal, le juge aurait dit « Ce gars n’y connais rien ». Il n’y a pas vraiment de recours. Avec les samples, le problème est probablement le même, je ne pourrais pas porter plainte car les samples sont indéfinissables. Nous allons devoir attendre l’an 2000 et là, peut-être bien qu’ils vont mettre les choses au clair et définir qui doit quoi et à qui. Je n’en sais rien. C’est un domaine nouveau pour moi. »

interview
DJ Stiff
traduction
Miss Caro.
mixage
DJ X.

Jazz

Medeski, Martin & Wood

En 1997, avec déjà trois albums remarquables à son actif, ce passionnant (…)

Tout d’abord, avant de spéculer sur les qualités évidentes des hautes oeuvres du trio, je pense qu’il serait utile - et instructif - de vous présenter succinctement nos trois lascars, histoire de savoir de qui on parle.
Originaire de Floride, John Medeski a commencé à étudier le piano et a travaillé avec Jaco Pastorius et Mark Murshy avant de partir à Boston en 1983 pour le conservatoire de Nouvelle Angleterre. Il a travaillé par la suite avec Dewey Redman, Christopher Holliday et le Either Orchestra, et joue de l’orgue pour la première fois avec le chanteur de blues Mr Jelly Belly. En 1991, il part à New-York où on l’entendra notamment avec les Lounge Lizard de John Lurie, le bassiste Reggie Workman et le groupe de John Zorn, Masada. Début 1994, il enregistre un excellent album en collaboration avec le guitariste Dave Fiuczynski dans une veine jazz-funk-rock, album sur lequel on retrouve notamment Michelle Johnson (alias Meshell Ndégé Ocello, utilisée ici à contre emploi) et le batteur Gene Lake.
Billy Martin, lui, est originaire de New-York. Dans ses premières années d’études, il s’intéresse autant à la batterie classique qu’aux percussions afro-cubaines. Ses connaissances très complètes dans l’art du drumming ont naturellement amené Martin à collaborer avec Bob Moses qui fit enregistrer le jeune percussionniste sur trois de ses albums. Ils enregistrent aussi un très bon disque en duo en 1987, Drumming Birds sur ITM Records. Billy Martin a aussi été entendu aux côtés de Chuck Mangione, Ned Rothenberg, ainsi qu’au sein du Masada de John Zorm, et il a fait partie de Lounge Lizard durant trois années.
Chris Wood est né dans le Colorado. Il a commencé par étudier la basse, autant classique que jazz. Après être entré au conservatoire de Nouvelle Angleterre en 1989, il suit à peu près le même parcours que Medeski à Boston et en 1991, il part lui aussi pour New-York. Musicien désormais très sollicité de la scène jazz down-town, il jouera avec les Jazz Passengers, le trompettiste Jack Walrath et les guitaristes Marc Ribot et Elliot Sharp.
Martin, Medeski & Wood travaillent ensemble en tant que trio depuis 1992. En août 1993, ils rentrent en studio et enregistrent leur premier album It’s A Jungle In Here avec Marc Ribot dans le rôle de l’invité de marque. Cet album, excellent, mo,Etre déjà l’intérêt du trio pour une musique à l’esprit résolument funky, réinventant là où on ne l’attendait pas la notion pure et jouissive d’un groove dansant et dynamique. Et c’est en 1994, avec son second disque Friday Afternoon In The Universe que le trio démontre véritablement l’ampleur de son talent. Partis d’une formule rendue autrefois populaire par Jimmy Smith, Medeski, Martin & Wood utilisent la structure du trio d’orgue (où la basse aurait remplacé la guitare) d’une manière à la fois classique et expérimentale, revisitant Duke Ellington avec la même fougue dévastatrice qu’ils déploient dans leurs propres compositions. Truffé de miniatures impressionnistes, cet album fait tout de même la part belle à un soul jazz façon seventies mais réinventé avec toute la liberté qu’on pouvait attendre de ces trois jeunes fouineurs modernistes : les rythmes s’accélèrent, se démultiplient et se déguisent joyeusement sous des couleurs variées ; les lignes de basse, d’une clarté éblouissante, ne perdent pas une occasion de s’échapper ; et les parties de clavier (le plus souvent des pianos antiques et des orgues électriques) oscillent entre free gospel rétro et jazz funk déjanté. Dire que Medeski, Martin & Wood possèdent une technique de jeu irréprochable serait bien restrictif tant leur propos est riche en idées nouvelles. De nouveauté, oui, c’est bien de cela qu’il s’agit, et l’écoute de leur troisième album Shack-man, enregistré en juin 1996 ne pourra que confirmer cette constatation : Medeski, Martin & Wood sont de ces musiciens qui apportent un sang neuf à un jazz qui aurait tendance à se mordre la queue, tant il insiste à s’enfermer dans un conservatisme stérile et sans surprise. Car la tradition, notre trio s’en sert précisément comme d’une base à leurs expérimentations, ils l’utilisent pour exprimer encore plus clairement leur engagement dans la musique de notre époque. Un parfait exemple en serait la première composition de Shack-man intitulé

  If There Nobody...1 

, une reprise d’un vieux traditionnel gospel dans laquelle Medeski, après une première partie très propre à l’orgue Hammond, s’empresse de fuir à couvert de distorsions sur le terrain d’une improvisation free sans concession. Mais quoi qu’il en soit Shack-man est à proprement parlé moins expérimental que l’album précédant ... Mais tout aussi funky ! Alors si vous avez besoin d’un bon petit bol d’air frais, laissez-vous tenter et découvrez sans plus attendre la musique de Medeski, Martin & Wood décidément l’une des plus excitantes qu’il nous ait été donné d’entendre durant les années 90.

Grandmaster DJ X / Scratch n° 7 / 1997

Medeski, Martin & Wood
« It’s A Jungle In Here »
« Friday Afternoon In The Universe »
« Shack-man »

John Medeski & Fiuczynski
« Lunar crush »

tous chez Gramavision

Jazz

Jamaaladeen TACUMA

Grand virtuose de la basse électrique, ce disciple d’Ornette Coleman sort en (…)

Jamaaladeen Tacuma, de son vrai nom Rudy Mc Daniel, naît à New York en 1956. Tout petit déjà, il subit l’influence des orchestres de soul régionaux, mais aussi d’artistes qu’il a l’occasion de voir en concert, comme The Temptations, James Brown ou Stevie Wonder. Dès l’âge de douze ans, le jeune Rudy a bien l’intention de faire carrière dans la musique et il devient le chanteur du groupe de rhythm & blues de son école. Il se met ensuite à travailler la basse et prend des cours. Ses goûts sont alors plus orientés vers la musique de John Coltrane et le jazz fusion de l’époque. Très vite, il se met à taquiner les quatre cordes et on le voit dans de nombreux groupes locaux. 1973 sera l’année de ses débuts professionnels aux côtés de l’organiste / saxophoniste Charles Earland, qui le mettra dehors vite fait en lui reprochant de prendre trop souvent la vedette. Peu après, Reggie Lucas le remarque et le recommande à Ornette Coleman. Après audition, Ornette l’engage et Rudy devient le bassiste du Prime Time Band, avec qui il enregistre et tourne abondamment. Entre temps, en 1976, il découvre l’Islam et prend le nom de Jamaaladeen (trad : beauté de la foi). Suivent plusieurs expériences en duo et avec ses groupes Jamaal (formation harmolodique inspirée par la musique d’Ornette Coleman) et Cosmetic (groupe funk plus commercial). En 1983, il enregistre son premier album solo : Show Stopper. L’influence d’Ornette est très présente dans ce disque et l’on y retrouve, entre autres, Julius Hemphill, Olu Dara et James Blood Ulmer. Il est suivi de peu par Renaissance man, dont une face est consacrée à son groupe Jamaal ; sur l’autre, on retrouve une pléiade d’excellents musiciens parmi lesquels Ornette Coleman en personne, David Murray et Vernon Reid. Tout en continuant à jouer au sein du Prime Time, Jamaaladeen donne alors à sa carrière solo une orientation plus funky et sa musique souffrira parfois de l’apport d’éléments commerciaux.

En 1988, il quitte la formation d’Ornette Coleman et sort Jukebox, avec le guitariste Ronnie Drayton et le saxophoniste Byard Lancaster. Suivront plusieurs disques en duo, avec le batteur Dennis Alston et surtout le saxophoniste Wolfgang Puschnig, aux côtés de qui on ne cessera de l’entendre désormais. En effet, avec Puschnig et la chanteuse Linda Sharrock, il participe à plusieurs projets de fusions world ou hip-hop.

En 1996, Tacuma sort un album lumineux où l’on retrouve les influences multiples qui l’ont habitées durant toute sa carrière de musicien. Y sont revisitées d’ailleurs plusieurs compositions déjà développées par le passé :

  Sunk in the Funk 

, Let’s Have A Good Time, Flash Back. En fait, sa musique retrouve l’énergie brute qu’elle avait parfois délaissée ces dernières années. Des parties de guitares débridées, une frappe de batterie souvent puissante, ce funk hybride empreinte autant au jazz Colemanien qu’à un black rock tel que le jouait James Blood Ulmer à ses débuts. Et à coté de ces puissantes machines harmolodiques, quelques compositions atypiques nous font découvrir d’autres facettes du bassiste, comme Sly, un hommage funky au grand Sly Stone bien sûr, ou Dreamscape, le morceau qui donne son titre à l’album, où la récitation d’Ursula Rucker se pose sur un beat hip-hop bizarroïde. Oui, Dreamscape est sans aucun doute l’un des tout meilleurs albums solos de Jamaaladeen Tacuma, un jalon essentiel dans une carrière à la fois riche et inégale.

Grandmaster DJ X (Scratch n°3 / 1996)

Soul - Funk

BOOTSY

En introduction d’une interview réalisée en 1997, voici un petit historique (…)

De James à Georges, de William à Bootsy…

C’est encore adolescent que William Collins, originaire de Cincinnati (Ohio), joue avec son frère Phelps « Catfish » Collins dans The Pacemakers, groupe maison du studio et label local, King. James Brown, qui a besoin à cette époque d’une section rythmique, en entend parler et les engage pour une tournée d’un an dans les JB’s. Cela donnera plus tard des sessions mémorables, dont celle de Sex Machine et d’un concert enregistré à Paris en 1971 qui reste le live le plus hallucinant du Godfather of Soul : Love Power Peace.
Après un incident psychédélique où la basse de Bootsy se transforme en serpent (???), celui-ci comprend que son futur avec James Brown est artistiquement limité. Son frère et lui retournent à Cincinnati et forment deux groupes, The House Guests et Complete Strangers, qui ne connaissent aucun succès. Les deux frères déménagent alors pour Detroit où ils rencontrent celui qui demeure encore le grand gourou du funk, George Clinton. Le grand George fait rapidement de Bootsy le co-pilote de son vaisseau Amiral (le célèbre Mothership) qui amena les Afronautes de Funkadelic et plus tard Parliament défricher les galaxies vierges de ce funk cosmique qui revient en triomphateur sur la planète depuis quelques années. Le reste appartient à l’Histoire...

Grâce à l’oncle Georges, Bootsy se met à son compte

George Clinton comprend vite le potentiel de Bootsy qui compose, joue de la basse bien sûr, mais aussi de la guitare et de la batterie avec un groove et un son qui n’appartiennent qu’à lui. Et puis il y a cette voix si caractéristique, sans grande capacité technique mais aussi sensuelle qu’humoristique... George encourage Bootsy à développer sa propre créativité et c’est ainsi que naît le Bootsy’s Rubber Band. Quand Funkadelic signe pour Warner Bros, le contrat inclut aussi le Bootsy’s Rubber Band qui comprend des réfugiés politiques de chez James Brown, des musiciens de Cincinnati, plein de membres de Parliament / Funkadelic et bien sûr les Horny Horns.
Cela donnera une flopée d’albums tous plus barjes les uns que les autres et Bootsy inventera ce son de basse, ce look et ces personnages (Black Casper, Countracula, Bootzilla...). Dans les années 80, sa carrière s’essouffle un peu avec quelques albums moyens dont le très poussif What’s Bootsy Doin ?. Mais c’est le producteur Bill Laswell qui saura le guider à travers les années 90. Avec lui, Bootsy pourra être ce qu’il a toujours désiré être : un musicien en avance sur son temps...

Praxis, Zillatron et autres Bootsynovations

Ce sera la naissance de Praxis, Zillatron et autres expériences avec le guitariste Buckethead, un mutant dont on n’a jamais vu le visage et dont le chef est recouvert d’un récipient (bucket) qui devait contenir à l’origine du poulet frit à la mode Kentucky. Ce guitariste au jeu hyper rapide et souvent atonal qui alterne des solos - qui, au niveau rapidité BPM, font passer les beats techno trance pour des Suisses en vacance - sera un collaborateur attitré pour le bassiste le plus déjanté de tous les temps. En résultera un mélange décapant de funk trash et de bruitisme indéfinissable, des disques que je mets à fond souvent pour faire chier mes gentils voisins lorsqu’ils me régalent avec l’album Top DJ volume 23 vu à la TV à une heure du mat’ à fond la caisse. Praxis, c’est aussi Bernie Worrell (le grand clavier du P-Funk), Mick Harris (Napalm Death, Scorn) ou Brain (Limbomaniacs, Godflesh) à la batterie, Afrika Baby Bam (des Jungle Brothers) dans le rôle du DJ et aussi en live avec Laswell à la basse et DXT aux platines, secondés par les Invisible Scratch Pickles (les terroristes de la platine dont a pas fini de parler dans Scratch).
Bootsy Collins a toujours été en phase avec son temps. Son son de basse inimitable et encore très actuel est dû à ce qu’il a été le premier à utiliser les possibilités des effets électroniques directement sur scène (distorsion, wah automatique, Mutron enveloppe filter, etc...) Sa space bass en fourrure, ses bottes de sept lieues, ses lunettes en forme d’étoiles, l’aspect délirant du personnage ne doivent pas faire oublier le musicien génial, l’artiste réfléchi et intelligent qui a présidé et préside encore aux destinées de la musique - populaire - contemporaine. Bill Laswell ne s’y est pas trompé car Bootsy est sur un grand nombre de ses projets. Dans le classique Funkcronomicon, il nous donne une superbe version de l’archi-célèbre If 6 was 9 de Hendrix. On y retrouve la même mélancolie que dans les ballades que Bootsy a pu écrire, le côté amusant et doux-amer en moins.

  If 6 Minutes Was 9 Minutes 

Bon, assez de tchatche, place à l’interview - qui fut réalisée par téléphone un après-midi de novembre 1997 dans les locaux de Radio Grenouille (merci à eux). C’était la maison de disque qui payait la note car Bootsy venait à Paris présenter son dernier album Fresh outta of P-University.
Et même si c’était moi qu’aurait dû payer, après tout,

"What’s a telephone Bill ?"

Scratch
« Comme Jimmy Nolen (des JB’s) l’est pour la guitare, tu es un des pères fondateurs des principes de la basse funk. Est-ce que quelqu’un comme Larry Graham a été une influence pour toi, et jusqu’à quel point ? »

Bootsy
« Oh man, quand j’ai commencé à jouer, je jouais avec deux doigts, l’index et le majeur - la technique normale, et on a entendu parler de ce type qui jouait avec Sly Stone. Sly venait de commencer sa carrière et quand j’ai entendu Thank You, je me suis dit « Qu’est-ce que c’est cette manière de jouer ? Wow ! ». Un peu plus tard, j’ai eu la chance d’aller chez lui et de le voir jouer et ça, c’était incroyable. Il ne m’a pas montré comment il jouait mais je commençais à comprendre comment il faisait. Au début, j’étais maladroit et à la fin, je suis arrivé à ma propre version de cette technique, à savoir le slap. Mais Larry, c’était véritablement le premier à le faire, c’est lui qu’il faut créditer comme l’inventeur de cette technique. A part lui, je n’en connais pas d’autres. »

« Qu’est-ce que tu écoutais quand tu étais petit ? »

« On n’avait pas de télé, pas de chaîne, pas de radio. On était assez pauvre. Mon frère, Phelps « Catfish » Collins, avait neuf ans de plus que moi. J’écoutais surtout ce qu’il jouait parce qu’il avait un groupe et qu’il répétait à la maison. Je ne savais pas quels titres ils interprétaient mais je commençais à connaître les chansons d’après leurs versions. Et plus tard, j’ai commencé à écouter des gens comme James Brown, Wilson Pickett, Elvis Presley, The Coasters, Nat King Cole... C’est ce genre de trucs que j’écoutais quand je commençais à jouer. On allait à des soirées chez les gens. Je n’avais vraiment pas décidé de ce que je voulais faire jusqu’à ce qu’on joue dans une session pour le label King Records. C’est de cette manière que je me suis retrouvé à jouer avec James Brown. »

« Est-ce que ça a pris beaucoup de temps pour développer ce son - reconnaissable entre mille - à la basse ? »

« Je ne sais pas trop. Tout ce que je peux dire, c’est que dès que j’ai commencé à jouer avec ce son sub-aquatique pour lequel j’ai utilisé quelques petits gadgets variés, et lorsque je l’ai enregistré, les gens s’en sont emparé et ont adoré ça. Ils étaient curieux de savoir quel était ce son de basse. Pour dire la vérité, ils étaient plus intéressés par le son même que par ma technique. En fait, ce son m’a plus ou moins été inspiré par Jimi Hendrix avec tous ses gadgets et effets dont il avait développé l’usage. Moi, je me suis dit que je pouvais faire pareil à la basse car Jimi avait tellement de sons possible à la guitare... Je ne voulais pas avoir le même son que n’importe quel bassiste, alors j’ai cherché à développer ces sons de basse. »

« Ouais, tu utilisais pas mal d’effets sur scène... »

« En plus, il n’y avait pratiquement pas de bassistes qui faisaient ce genre de choses, et ça m’a donné de l’espace pour jouer justement de cette basse de l’espace (space-bass) et pour expérimenter des choses qui n’avaient pas été faites auparavant. »

« Quand on écoute ta musique, tes productions, l’influence d’Hendrix ne se retrouve pas seulement en terme de son, mais aussi au niveau des compositions et au niveau vocal. Est-ce que tu te sentais proche dans sa manière de chanter, de ses paroles et de son humour que sa guitare a souvent éclipsé ? »

« En fait, pas vraiment. Un jour, je plaisantais avec George (Clinton) et j’imitais Jimi, c’était comme une blague. (Il imite Jimi) « Hey baby, won’t you be my beast » (...rires...). George a rigolé comme tu viens de le faire et m’a dit que c’est un personnage avec cette voix que je devrais développer. »

« C’est de cette manière que tu as créé des personnages comme Black Casper, avec cette voix qui fait qu’on te reconnaît tout de suite sur les disques ? »

« Ouais, ouais, ça vient juste d’une blague, en fait. »

« Quand tu as rencontré Clinton, est-ce que tu as senti tout de suite qu’il y aurait beaucoup plus de place avec lui pour l’expérimentation et le développement de ta propre personnalité qu’avec James Brown ? »

« Ca, man, ça a été la véritable explosion, le moment le plus heureux de ma vie. George, c’était beaucoup plus un frère pour moi alors que James était plutôt une figure paternelle. Avec George, on allait à des fêtes ensemble, on s’amusait avec les filles ensemble, on mangeait, on vivait ensemble. C’était pas simplement de la musique, c’était une amitié véritable, une espèce de fraternité. Alors que James Brown, c’était plus un père pour moi. Je ne pouvais rien faire avec lui, il était plus du genre « Fais-ça ! », « Ne fais pas ça ! », « Tu devrais pas faire ceci ! » ... Et moi, au bout d’un moment, je n’avais plus trop envie de suivre ses conseils à la lettre. Quand George est arrivé dans ma carrière musicale, ça a été la libération complète. Il m’a permis d’expérimenter plein de choses sur tous les morceaux. J’avais la liberté de faire ce que je voulais. »

« Quand on écoute tous ces albums complètement barjots de Funkadelic, on se demande si c’était bien préparé à l’avance, mûri, réfléchi. On dirait que les arrangements sont très écrits et en même temps, il y a plein de fraîcheur et de spontanéité dans ces albums. Est-ce que vous écriviez beaucoup de parties ? »

(Il rigole) « Non, absolument pas ! »

« Oui, mais les cuivres, les Horny Horns par exemple, sont interprétés avec un tel ensemble, ils sont tellement impeccables que... »

« Oui, en fait, c’est Fred (Wesley) qui s’amenait avec la plupart des parties de cuivres et il en écrivait pas mal pour les Horny Horns. C’est vrai que les cuivres étaient pas mal écrits. Mais tout le reste était plus spontané qu’autre chose. Il faut dire qu’on répétait énormément ensemble, donc il arrivait un moment où tout tournait comme dans un bain d’huile et on enregistrait ça sur bande. »

« Quand tu composais de la musique pour le P-Funk, est-ce que tu t’amenais avec des idées bien précises ou est-ce que c’étaient simplement des indications pendant la répétition ? »

« Non, en fait, ça dépendait de la chanson. Des fois, je m’amenais avec certaines parties que je donnais à certains membres du groupe pour qu’ils les jouent. On leur donnait beaucoup d’indications mais en répétant, ça donnait tout à fait autre chose. Et quand on sentait que c’était frais et que tout tournait, on pouvait envoyer l’enregistrement. C’était beaucoup un travail de répétition dans le studio. On avait beaucoup de temps et on jammait pas mal. On écrivait les albums en studio. Et puis on répétait tellement sur la route des concerts qu’on se connaissait au point de jouer avec une sorte de télépathie. Voilà pourquoi les albums sonnent comme ils sonnent. »

« On a demandé à Bernie Worrell si un jour on le reverrait sur scène avec Clinton, et il n’était pas sûr. Est-ce que toi, tu penses un jour remonter sur scène avec le P-Funk réuni, comme à l’époque ? »

« J’ai hâte de pouvoir retourner un peu dans le passé, bien que je sois un peu plus tourné vers le futur. J’ai tellement aimé jouer cette musique comme on le faisait à cette époque que je pense que ça va se faire, c’est juste une question de temps et d’argent. Il faut savoir que George, lui, a quarante cinq personne avec lui. Moi, avec le Rubber Band, j’en ai vingt-cinq. Donc, pour mettre tout ça sur scène, ça fait un énorme budget et beaucoup de logistique à mettre en oeuvre. C’est comme un énorme cirque à mettre sur la route. C’est simplement un problème financier parce que personnellement, je le ferais sans problème... »

« On a vraiment besoin d’éclaircissements sur ton travail avec Material, Praxis et tous ces groupe. Qu’as-tu tiré de ces collaborations avec Bill Laswell ? »

« Rencontrer Bill, pour moi, ça a été comme un rêve qui se réalise. Il m’a présenté à plein d’artistes qui jouent des choses très différentes de ce que je fais d’habitude. J’avais besoin de ça à l’époque. Il faut comprendre, je jouais dans le P-Funk depuis tellement longtemps, j’étais tellement fait d’un seul bloc que d’être exposé à toutes ces autres musiques, ça a été très fort pour moi, ça m’a amené à prendre de nouvelles directions, des directions que je ne soupçonnais pas. »

« J’ai une question sur un des personnage les plus mystérieux avec lesquels tu as joué, à savoir Buckethead. Comment en as-tu entendu parler et qu’est-ce qui t’as plu chez lui : son jeu, son attitude ou les deux combinés ? »

(il s’esclaffe) « Ah oui, Buckethead... Un jour, il m’a envoyé une cassette vidéo. Il n’y avait rien dessus, pas d’étiquette, une cassette mystérieuse avec un numéro de téléphone dessus. Lorsque j’ai mis la cassette dans mon magnétoscope et que je l’ai regardée, j’étais affalé parterre à la fois de rire, d’étonnement et d’admiration. Parce que non seulement son jeu est inouï et fantastique, mais en plus c’est un personnage... j’étais mort de rire et en même temps admiratif devant un tel talent. Je lui ai téléphoné et c’est comme ça que nous nous sommes rencontrés. Il est venu à Cincinnati, chez moi. A l’époque, personne ne voulait l’enregistrer. Soudain, le Japon s’est intéressé à lui et il a eu un contrat avec eux, il a été signé. On a enregistré son premier disque Buckethead Land chez moi. Il a commencé à être simplement distribué au Japon et c’est de là que tout est parti. »

« Quels sont les bassistes dont tu te sentirais le plus proche ? »

« Je viens de rencontrer Victor Wooten, le bassiste de Béla Fleck and the Flecktones. Pour moi, c’est le meilleur bassiste du monde. Il est venu dans mon studio et on a enregistré son album solo. J’ai eu la chance de jouer avec lui, on a échangé pas mal de choses. C’est le bassiste le plus incroyable que j’ai jamais vu. Il joue de manière très technique tout en gardant un groove personnel. Il peut jouer n’importe quoi. Par exemple il peut jouer ses parties comme si elles étaient enregistrées à l’envers. C’est un fou. Il m’a laissé sur le carreau. Et lorsqu’il m’a dit que c’était moi qu’il lui avait donné envie de jouer, j’ai été plutôt flatté mais j’avais du mal a y croire. »

« On a souvent remarqué par le passé l’implication de certains bassistes de funk dans l’élaboration de musiques plus difficiles : toi avec Praxis, Doug Wimbish avec Adrian Sherwood, Melvin Gibbs qui a joué avec Defunkt mais aussi avec John Zorn. Est-ce que tu penses qu’il y a un lien entre le funk et la musique expérimentale ? »

« Ah, oui, sans problème. J’aime penser que l’expérimentation est toujours là, présente, et que nous les musiciens, nous avons la chance de pouvoir faire des trucs comme ça. Parce que les disques commerciaux, un peu comme celui que je viens de sortir, la plupart des musiciens de qualité n’ont pas vraiment envie d’en faire. Moi, j’ai vraiment pesé le pour et le contre, pour savoir quels avantages il y avait à le faire. En fait, à cette période de ma vie, le fait de sortir un album comme celui que je viens de sortir me permet de continuer à faire des disques expérimentaux. »

« Fresh outta P University reste tout de même un bon disque ! »

« Ce que je veux dire, c’est que la plupart des musiciens n’ont pas la chance d’avoir le choix. Certains n’ont pas vraiment envie de faire des disques comme celui que je viens de faire, ils auraient l’impression de trahir quelque chose. C’est pour cela qu’ils préfèrent rester dans l’expérimentation. En fait, il faut aussi être conscient de ce qu’on va donner aux fans. Il faut penser à son public, lui donner ce qu’il veut, et ce n’est pas toujours ce que toi, tu veux jouer. Il ne faut pas être aussi musicien qu’on voudrait l’être. Il faut savoir faire des sacrifices. C’est pour ça qu’il faut aussi sortir des disques qui sont plus orientés vers la danse que vers l’écoute pure, chez soi. Il faut penser aux gens qui aime faire la fête, s’amuser. »

« Comment vois-tu le présent et l’avenir du funk ? Est-ce que l’avenir du funk serait de perpétuer la tradition comme le fait Slapback, ou penses-tu qu’il puisse y avoir quelque chose de vraiment neuf ? »

« Je pense qu’on arrive à un moment où quelque chose doit se passer. Je pense que les jeunes musiciens qui arrivent ont la chance de pouvoir avoir l’information, de pouvoir s’éduquer eux-mêmes, tandis que nous on est parti de rien du tout. Notre territoire était vierge. Eux, ils ont déjà la carte. Ils ont la chance de s’amener avec des techniques nouvelles, de pouvoir se tromper quand ils veulent et de ne pas faire d’erreurs puisqu’on les a faites pour eux avant. Ils ont la chance de faire des bonnes choses maintenant. Il n’y a aucune raison pour que les jeunes d’aujourd’hui ne puissent pas prendre avantage de cette situation et amener la musique à un tout autre niveau. Je vois des musiciens qui arrivent et qui vont marquer leur époque de leur empreinte. Moi, je suis entouré par tellement de gens qui ont une excellente technique, qui sont incroyables dans leur jeu... Ils sont partis de ce que nous avons laissé, et puis ils ont recommencé. Ca sera bénéfique à la musique de toute manière. La musique va devenir de plus en plus compliquée, les gens vont en attendre autre chose. Ils vont être capables d’écouter de façon un peu plus complexe, ils vont écouter autre chose qu’une musique uniquement faite pour la danse. Les musiciens vont paver le chemin du futur en vue d’une nouvelle approche du public pour la musique. »

Propos recueillis par DJ Stiff

Discographie sélective
Stretchin’ Out In Bootsy’s Rubber Band (76 / Warner Bros)
Ahh... The Name Is Bootsy, Baby ! (77 / Warner Bros)
Player Of The Year (78 / Warner Bros)
This Boot Is Made For Fonk’n (79 / Warner Bros)

... et plusieurs dizaines d’albums de Parliament, Funkadelic, Horny Horns, Parlet, Brides of Funkenstein, Eddie Hazel, Sweet Band, Bernie Worrell, George Clinton & the P-Funk All-Stars, Incorporated Thang Band, James Brown, Bobby Byrd, Material, Praxis, Zillatron, Axiom, Deadline, Golden Palo-minos...

Soul - Funk

AL GREEN

Le document retranscrit ci-dessous a été réalisé à l’origine par Robert (…)

LES DEBUTS

Al Green
« J’allais souvent à Dallas (Texas), et je sortais avec une chanteuse, Laura Lee. A Dallas, je chantais dans ce club, ça s’appelait l’Ascot Room. Le patron ne vous payait jamais, fallait faire une croix sur l’argent. On devait s’arranger avec le club. Le type s’appelait Big Bo. Je ne me souviens plus de son nom de famille, c’était Bo quelque chose. Il disait toujours : « Je n’ai plus d’argent, c’est pas la peine ». Il se tirait dans sa voiture. (rires...) Un jour que je revenais à Detroit en voiture, j’ai écrit cette chanson (il se met à chanter « Tired Of Being Alone »). Ma copine détestait cette chanson et je la jouais tout le temps. Elle m’obsédait. Je m’asseyais et je la jouais sur trois cordes. Puis je jouais ça sur une corde. Et ma copine disait : « Pitié, arrête avec ça, ça me rend dingue ». Mais moi j’étais complètement parti dans cette chanson.
J’ai rencontré Willie Mitchell au Texas, mais pas à Dallas. C’était au sud du Texas, à environ 150 km au sud de Dallas. J’ai vu le groupe de Willie Mitchell qui jouait. On a échangé deux ou trois mots, j’ai quitté l’hôtel et je suis allé répéter avec le groupe. »

Willie Mitchell
« Je sirotais une bière, je tournais le dos à la scène. Le gamin a commencé à chanter. A la fin, j’ai dit : « Jimmy, dit au gosse de venir ici ». Je lui ai demandé son nom. Il m’a répondu Al Green. J’ai dit alors : « Avec ta voix, tu peux faire un disque du tonnerre. Viens à Memphis avec moi, et en travaillant dur, on pourra sortir des tubes ». »

Al Green
« Il m’a dit : « Tu sais, tu pourrais devenir une star en peu de temps ». « C’est à dire ? » j’ai demandé. « Deux ans » a-t-il répondu. Et moi : « Désolé, c’est trop long pour moi ! » (rires) « Il faut qu’on en parle », il m’a dit. J’ai dit « Deux ans, mais je les pas ! » Il m’a persuadé d’accepter et je suis allé à Memphis en 1969. »

Willie Mitchell au Royal Recording Studio
« C’est ici qu’ont été enregistrés tous les disques de Hi Records. C’est un lieu historique, je crois. Vers le fond, le plafond est beaucoup plus haut, et je crois que ça donne au studio un son unique. Al enregistrait justement à cette place (il montre l’endroit). Il aimait être ici. Toujours au même endroit. »

Al Green
« Nous avons enregistré le premier album, ça s’appelait One Woman (en réalité, l’album s’intitule « Green is blues ». Ndlr). J’ai fait d’autres enregistrements pas mal du tout, et sur le deuxième album, j’ai fait une reprise de I Can’t Get Next To You des Temptations. Mais j’ai pris un rythme plus lent et plus funky. Les Temptations le jouaient plus vite (il le chante speed) mais on l’a ralenti (il le chante plus lentement). Comme ça, un truc vraiment funky. Et ça a été un tube. Un véritable tube... Et j’ai enregistré cette chanson, celle qui m’obsédait (il rejoue « Tired Of Being Alone ») sur le même album, mais elle est passée inaperçue. Ils voulaient I Can’t Get Next To You et moi je disais « Mais écoutez celle-là »... En vain. « I Can’t Get Next To You a bien marché, alors sortez Tired Of Being Alone ». Willie : « OK Al, c’est bien parce que c’est toi, en espérant que rien n’ira de travers ! » J’étais aux anges, et ils l’ont sortie. Trois mois après, pas de nouvelles. La nouvelle chanson de Al Green rasait tout le monde. Et je me disais : « Mon Dieu... » Quatre mois, cinq mois après, toujours rien. Je voulais à tout prix que cette chanson marche. Je suis donc allé à New-York et j’ai parlé avec tout le monde, à Walt McGuire et à tous les gens de London Records dont dépendait notre label Hi Records. Et j’ai dit que je voulais une réunion de tous les gens présents dans la boîte ! (rires) J’étais dingue ! Une boîte aussi grosse, et moi si petit. J’ai dis : « Ce disque, « Tired of being alone », je vous demande juste de l’écouter ». Goldfarb, le vice-président, a dit : « Ca se peut qu’on l’écoute, peut-être bien... » Et moi : « J’espère bien, car il me la faut ». Ils l’ont écoutée et ils ont aimé. Personne n’y avait fait attention. Ils ont donc fait le lancement à Chicago, NY, Philadelphie... Ils l’aimaient, ce morceau, et au bout de sept mois, c’est devenu un tube ! Inch’ Allah ! »

LET’S STAY TOGETHER

Willie Mitchell
« Al avait une manière très dure de chanter. Je lui conseillais d’adoucir sa voix. « T’as un bon falsetto » je lui disais, « Il faut que tu calmes cette musique ». Toute ma vie, j’avais touché au jazz, et à tout ça. J’ai commencé à écrire quelques accords de jazz et à essayer un autre son pour Al. Un samedi, alors que je pianotais, j’ai trouvé la mélodie de Let’s Stay Together et je me suis dis qu’on pouvait en tirer quelque chose. Al était en Angleterre. Quand il est revenu, on est donc allé en studio, et je la lui ai jouée au piano. Al Jackson était en train de battre le rythme avec ses mains, il imaginait ce que ça donnerait. Al est entré et à dit : « Donne moi cinq minutes et je t’écris des paroles ». Un quart d’heure après, il revenait avec un texte et on a commencé à arranger le morceau. Une semaine après, on l’a enregistré. Et c’est là que tout a commencé. Ici, c’est le ghetto, avec plein de poivrots dehors. Ils étaient tous là. Al m’a demandé d’aller chercher les bouteilles et de faire entrer les types dans le studio. On en a fait rentrer une cinquantaine. Ils buvaient, allongés par terre pendant l’enregistrement. On leur disait de ne pas faire de bruit. Et sur l’album Let’s Stay Together, on entend du bruit dans le fond. C’est les poivrots (rires). »

Al Green
« Après le succès de Tired Of Being Alone, je suis allé à Londres. Vingt six jours que je ne suis pas prêt d’oublier... (rires) C’est pas mal, Londres, mais quand on y reste vingt jours sans connaître personne, absolument personne, c’est l’enfer ! Mon copain Larry était avec moi. On est ensemble depuis 1970. On a fait plein de concerts, j’étais vraiment pas connu, mais j’ai fait tout ça. Ca a duré vingt jours. Entre-temps, ils avaient sorti Let’s Stay Together. A mon retour, j’ai joué sur scène avec James Brown. Les filles se pressaient autour de moi, déchiraient mes vêtements. Et moi : « Mais qu’est-ce qui leur prend ? » Pour moi, c’était la première fois, je n’avais jamais connu ça. Je me disais : « Mon Dieu, au secours ! » (rires) Je pouvais pas y croire. J’ai demandé à Larry : « Elles ont un problème ou quoi ? » « C’est parce qu’elle t’aiment ! C’est grâce à cette chanson, « Let’s stay together » »  »

Willie Mitchell
« Je ne voulais pas que les chansons soient figées. Je crois qu’une chanson, ça doit être comme quand on escalade une montagne. Une chanson doit démarrer en douceur puis exploser, et une fois au sommet, elle ne peut plus aller plus haut. Alors il faut qu’elle s’arrête. »

LA CONVERSION

Al Green (son ton est grave)
« 1973 a été l’année de ma renaissance. Je me suis converti... J’ai changé... J’ai été transformé... C’est le sens du mot converti. Je me sentais si bien, si parfait, si grand, si pur... J’ai donné un concert à San Francisco et j’ai fait faire à ma copine Détroit-L.A. en avion. Car à l’époque, je n’avais rien de mieux à faire. Donc, elle est venue, et j’avais un concert à minuit à Disneyland... Génial... J’ai fait San Francisco avec Smokey Robinson et à minuit, j’étais à Disneyland, avec voyage en jet privé. Re-génial... Quand ma copine est arrivée, je lui ai dit : « Ecoute, je suis vanné, complètement crevé, alors bonne nuit, OK ? (rires) Je vais me pieuter ». Donc je suis allé me coucher, comme je le faisais tous les jours depuis vingt-quatre ans. Vers les 4h30 du matin, je me suis réveillé dans la prière et la jubilation. Je n’avais jamais ressenti ça avant et je ne l’ai pas ressenti depuis. Et je me sentais... tout changeait en moi tellement vite, et j’avais en moi cette puissance, c’était comme une charge d’électricité, la naissance de quelqu’un d’entièrement nouveau. Quelque chose qui change votre personnalité tout entière. Je ne comprenais rien... Ma copine était super inquiète. Elle me demandait : « Qu’est-ce qui t’arrive, qu’est-ce qui se passe ? » Elle ne savait pas quoi faire. Moi, je disais : « Merci Jésus, Alléluia ». Je n’avais jamais dit ça avant. J’essayais d’étouffer mes paroles, de ne plus dire ces trucs-là. Je ne voulais pas qu’elle m’entende. Et une voix m’a dit : « As-tu honte de Moi ? » Il fallait que je sorte de là. J’en suis sorti en disant : « Non, je n’ai pas honte, et je n’aurai jamais honte ». Et je me sentais si bien... J’ai essayé de garder cette sensation le plus longtemps possible.
Sur scène, à la Nouvelle Orléans, je chantais : « Enfin libre, enfin libre... Merci Dieu tout puissant, je suis enfin libre ». Et l’esprit est venu, je me réjouissais sur scène. Mais personne ne l’a su. Les larmes me coulaient des yeux et je remerciais Dieu d’être enfin libre, enfin libre. « Merci, Dieu tout puissant ». Je continuais encore et encore, et le groupe commençait à trouver ça long. J’étais au bout de la salle en train de chanter « Free at last, free at last » et les gens devenaient dingues. Que devais-je faire ? Ma carrière valait un million de dollars, et voilà que je conseillais à mon public de renaître. J’étais vraiment pas à l’aise ! Je n’avais jamais rien connu de tel dans ma vie. Sur scène, c’était génial. Je chantais Love And Happiness, I’m Still In Love With You, etc, et quand venait le moment de chanter You Ought To Be With Me ou For The Good Times, quelque chose se produisait, je recevais ces impulsions... Et tout d’un coup, je devenais... comme habité. C’était les Saintes Écritures.
A San Francisco, je disais au public : « Je veux vous élever ! » (I want to take you higher). Et les dix-sept mille personnes hurlaient « Yeah ! Yeah ! ». Quand on parle des relations homme-femme ou garçon-fille, c’est génial, autorisé par l’Église et tout. Il faut sortir avec quelqu’un, c’est pas bien d’être seul. « Croissez et multipliez » et tout ça... Super ! Mais quand on parle de ça dans un club et que les gens ont fumé trois ou quatre joints, bu quelques Martini et quelques Scotch, les « Viens par là, poupée » et autres « Je vous présente la femme de mon voisin... On est de sortie pour faire la fête » (rires)... « Parle-moi un peu de Dieu... on en parlera dimanche... » C’était ça. Les concerts, c’était devenu dingue. Les ventes de disques, pareil. Al devenait complètement dingue. Willie, tout le monde devenait dingue. Maintenant c’est à peu près tassé. »

LE CHANTEUR DE GOSPEL

Willie Mitchell
« Après avoir fait tant de disques avec moi, Al a décidé de ne plus chanter de chansons d’amour. Nous en avons parlé, et il a dit qu’il ne voulait plus chanter que du gospel. Alors je lui ai dis : « Pourquoi ne fais-tu pas les deux ? » Il a répondu : « Une seule chose à la fois ». Je lui ai dis : « Je ne connais vraiment rien au gospel. J’ai pas le matériel qu’il faut ». Alors il a commencé à enregistrer et à produire ses propres disques de gospel. »

Al Green (grave)
« Il faut être éclairé, illuminé. J’y reviens toujours. Il faut s’élever spirituellement pour faire une carrière de plusieurs millions de dollars... et dire, en regardant cette guitare (il regarde sa guitare) « OK, si ça marche, tant mieux... si ça marche pas, tant pis... C’est ça que je veux faire et je n’ai que ma guitare pour ça. Mais je veux le faire parce que j’y crois. Donc, si je dois renoncer à ma carrière, à l’argent, à la popularité et aux femmes, j’y renoncerai ». Il faut faire ce qu’on croit être le mieux. Il faut faire ce qu’il nous est donné de faire. Il y a plein de gens qui n’ont pas fait ce qu’ils devaient faire, ce qu’ils étaient supposés faire.
Le gospel... Soul Stirrers, Swan Silverstones, Swanee Quintet, Highway Q.C.s, Caravans, James Cleveland, tous ces gens. On écoutait très peu de rhythm and blues et de rock à la maison car papa ne voulait pas, même s’il venait du même milieu social dur. Il voulait nous préserver de la boisson, des femmes, et ainsi de suite... Je ne savais pas ce qu’il lui prenait, mais j’étais OK pour le gospel. On en a écouté et il a acheté ces disques. Ca m’a influencé à cause de la force que je tire du gospel pour susciter l’inspiration, pour stimuler, et pour posséder cette électricité vitale. Durant la répétition tout à l’heure, j’ai chanté un bout de Let’s Stay Together. C’est super, mignon, sexy, et tout et tout... OK. Mais quand j’ai chanté The Lord Will Make A Way, c’est là que la salle a décollé. La voilà, l’électricité, rien à voir avec le sexe. C’est lié à l’au-delà. Je me suis servi de ce que j’ai appris du rock’n’roll (il sourit) : l’astuce, la classe, le charisme, les pas, les mouvements, les hésitations, l’art de cultiver ce qui est bizarre, très bizarre... de créer une atmosphère étrange... Vous prenez tout ça à partir de la pop et du rhythm and blues et vous l’exploitez du mieux possible. Mais ça ne vous donne pas le feu. Ca, ça ne s’invente pas. Le feu spirituel, on l’a ou on ne l’a pas. Prenez un de ces musiciens pop ou rock de quarante-cinquante ans dont les chansons ont toujours l’amour jeune, romantique et érotique pour unique et principal thème. Je pense qu’il s’agit de quelqu’un qui n’est pas encore parvenu au stade où il devrait être. Je pense à quelqu’un qui n’a pas encore grandi, qui n’a pas encore évolué, à quelqu’un qui rêve encore de l’époque où il avait vingt ans, avec toutes ces jeunes femmes autour de lui, vous voyez ! Quelqu’un qui passe encore des nuits blanches à quarante-cinq ans et qui continue à courir les jeunesses... à quarante-cinq ans ! Quand même, il arrive un moment où un homme doit mûrir. C’est ce qu’on appelle grandir. »

L’AFFAIRE

Al Green
« Elle m’aimait, mais elle avait un problème. Elle me l’a expliqué. Elle m’a dit : « Tu sais, ça va pas. Je t’aime. » J’ai dit : « C’est super ! Moi aussi, je t’aime ! » Mais elle ne m’avait pas tout dit. J’ai découvert après l’incident qu’elle était mariée et mère de trois enfants. Avant, je n’en savais rien, elle m’avait dit qu’elle n’était pas mariée. Elle avait demandé à son amie Barbara de ne rien dire, mais selon Barbara, il fallait qu’elle me le dise tôt ou tard. Tout ça, je l’ai appris après l’incident. Elle me disait : « Je t’aime et je ne veux pas continuer sans toi. Il n’y a que toi qui m’intéresse ». Je lui ai dis : « S’il te plaît, arrête d’être aussi inflexible sur tout. Profite de la vie ! » J’ignorais que c’était aussi grave. Je lui ai dit « Profite de la vie » et on a écouté cette chanson, Sha-la-la, Make Me Happy. « Je suis libre, toi aussi » ... C’était génial ! Y avait pas de problèmes.
On était rentré après l’enregistrement. Moi, j’étais dans la cuisine en train de préparer du café. Elle m’a demandé si je voulais me marier avec elle. Et moi : « Oh non ! Je ne suis pas prêt. On n’est ensemble que depuis deux ou trois ans ». Elle m’a dit : « Je t’aime tellement » et moi : « Bon, eh bien, on va y réfléchir, OK ? » Il y avait plusieurs personnes qui habitaient cette maison. Je suis allé dans mon appartement et j’ai fermé la porte. Au bout d’un moment, je suis descendu et j’ai demandé : « Pourquoi tu fais bouillir de l’eau ? » Pas de réponse. Je suis remonté, j’ai laissé la porte ouverte. Quand elle est entrée, j’ai vu la casserole d’eau, et tout d’un coup, j’ai tout pris sur moi ! Je portais une sorte de peignoir léger car je m’apprêtais à aller me coucher. Et là, j’ai ressenti un choc et une douleur atroces. C’était un truc avec du maïs qu’on mélange et ça devient épais et gluant. Je me demandais ce que c’était et tout à coup, ça me tombe dessus. Ca faisait très, très mal. Quand je me touchais le dos, j’arrachais des lambeaux de peau. Encore couvert de maïs, j’ai foncé sous la douche vu que ça me brûlait partout. J’ai appelé une voisine pour qu’elle m’aide... J’avais des cloques énormes sur la peau et je ressentais une douleur atroce, incroyable. Il y eu soudain deux coups de feu... et quelqu’un est tombé sur le sol. La voisine : « Qu’est-ce que c’est que ce bruit ? On dirait des coups de feu ». Moi : « Mais non, c’est pas possible, c’est ridicule »... J’y suis allé, et ça a été un choc. Ma copine était allongée par terre, un pistolet à la main. J’ai dis : « Mon Dieu, il faut appeler la police ». Elle : « Mais c’est de la folie ! » Et moi : « Appelle la police, s’il te plaît, appelle la police ». J’ai appelé mon frère Bill et on a appelé le service du chérif. Moi, je disait : « Amenez moi à l’hôpital ! J’ai mal ! » A ce moment-là, j’avais le dos couvert de cloques énormes. Je n’y comprenais vraiment rien. Je suis allé à l’hôpital et ils se sont occupés du reste. Aujourd’hui, ce que je voudrais savoir, ce que je me demande encore, c’est si tout ça s’est réellement produit. Et je ne plaisante pas. Je vous pose la question : « Ca s’est vraiment passé comme ça ? » Je suis sincère. Je ne joue pas la comédie. Mais je vais demander au chef de la police, un bon copain à moi, « Ca s’est vraiment passé comme ça... ou elle faisait semblant ? Ou c’était une blague ? » Je ne... C’est incroyable ! Incroyable ! Je ne l’ai pas vraiment cru. Encore aujourd’hui, quand je réfléchis à tout ça, je n’arrive pas à y croire. »

LE PRÊCHEUR

Al Green
« En 1972 ou 1973, j’ai dit que je voulais installer quelque chose ici. Je faisais du rock alors. Et c’est Dieu qui m’a montré la voie. Avant, c’était : « Debout, rate pas ton avion, qu’il pleuve ou qu’il neige, vas-y, c’est ton boulot ». Mais en me soumettant à la volonté de Dieu, je savais qu’Il prendrait soin de moi. Et c’est le cas. Les gens ne peuvent pas veiller sur moi, soyons réalistes. Et le dingue qui croit qu’il a besoin de cacher quelque chose dans le sol, c’est un malade, un imbécile. Car s’il était suffisamment intelligent, il saurait qu’on peut réellement être illuminé par la lumière divine.
J’avais une seule chose à faire : exploiter cette veine spirituelle. Pas par envie... C’était plutôt une vocation, une attirance vers cette voie. Si je l’accepte, je le fais. Sinon, j’y renonce. J’ai dit : « Ca fait trop de choses à la fois ». Rock star pendant un an, puis gospel preacher. Ca allait trop vite pour moi. J’en avais tellement marre que j’ai trouvé cette église par ici, à Orange Manor. J’allais l’acheter mais les gens n’étaient plus très chauds. Je leur ai demandé de m’aider parce que je n’en pouvais plus. Je leur ai dit d’acheter l’église de Hale Road. J’ai rédigé le chèque sur un petit bloc-note que j’avais dans la poche... même pas un vrai carnet de chèques. J’ai écrit le chèque pour l’église et je l’ai signé. J’ai dit : « Dimanche, je prêche ». Parce qu’avec la vie que je menais... Pouce ! Je veux respirer ! Après, j’ai dormi comme un bébé, et mon premier sermon a eu lieu deux semaines plus tard.
Quand on prêche, on est à cran au début... quand on lit les Ecritures. Quand on arrête de lire, on sent la fièvre monter, on est survolté, nerveux... On transpire, et on se laisse aller de plus en plus loin...
Je serai un des plus grands évangélisateurs du monde. Et non seulement nous remplirons les salles et les stades, mais nous multiplierons les bénédictions dans le monde entier. Et je dis bien dans le monde entier ! Ca concernera tous ceux qui croient en Jésus Christ. Je ne pense pas que ce sera aussi connu que l’Evangile qui a déjà été prêché par beaucoup bien avant Al Green. Merci Seigneur ! Je ne pense pas, non... Mais au moins, on peut être là pour répondre au besoin des gens au bon moment. »

Discographie sélective
« Green Is Blues » (Hi / 1970)
« Get Next To You » (Hi / 1971)
« Let’s Stay Together » (Hi / 1972)
« I’m Still In Love With You » (Hi / 1972)
« Call Me » (Hi / 1973)
« Living for you » (Hi/1974)
« Explores your mind » (Hi/1974)
« Al Green is love » (Hi/1975)
« Full of fire » (Hi/1976)
« Have a good time » (Hi/1976)
« Don’t look back » (Bmg/1993)

Reggae - Dub

ERNEST RANGLIN

Ernest Ranglin est sans doute le plus grand guitariste de l’Histoire de la (…)

Les yeux rieurs, le cheveux ras et grisonnant, ce type est en effet, sans avoir l’air d’y toucher, l’un de ceux qui contribua le plus à l’évolution du genre, et son jeu de guitare fourni et versatile est un raccourci ébouriffant entre musique caribéenne et reggae, un mélange de phrasés jazz et de rythmiques locales.

Ernest Ranglin est né en Jamaïque en 1932. Il a deux oncles qui jouent de la guitare et du ukulele, et tout petit déjà, il leur taxait leur instrument et essayait de les imiter. A l’âge de 15 ans, il intègre son premier groupe, le Val Bennet Band, et au début des années 50, on le considère comme un guitariste de jazz compétent, ce qui l’amène à tourner en dehors de l’île. Vers 1959, il rejoint le bassiste Cluett Johnson dans son groupe de studio Clue J and His Blues Blasters, qui enregistre plusieurs instrumentaux pour le légendaire producteur Clement Coxsone Dodd. Le premier de ces enregistrements,

  Shufflin Jug 

, est considéré comme l’un des premiers morceaux ska. Le jeu d’Ernest Ranglin lui vaut d’être un musicien de studio très demandé, et il enregistre abondamment durant la première moitié des années 60, en plein age d’or du ska. Au milieu des années 60, il sort deux albums jazz : Wranglin (1964) et Reflections (1965). A cette époque, le producteur Duke Reid l’engage en tant que directeur musical de son mythique studio Treasure Isle, dans lequel il travaille plusieurs années durant. A partir de la fin des années 60 et tout au long des années 70, il travaille comme musicien de studio et arrangeur pour beaucoup des meilleurs producteurs de Jamaïque (Coxsone Dodd, Lee Perry, Clancy Eccles...) tout en continuant à jouer des choses plus jazz, notamment aux côtés de son ami pianiste Monty Alexander. Durant cette période, il enregistre très peu sous son nom, ce qui ne contribue évidemment pas à le sortir de l’anonymat dans lequel il semble qu’on l’ait confiné depuis toujours.
1996 sera l’année de son arrivée (de son retour ?) sur le devant de la scène avec Below The Bassline, un très bel album constitué pour une bonne moitié de standards reggae des années 60 et 70 signés Augustus Pablo, Burning Spear, Johnny Clarke, Toots ou encore les Congos. Avec Memories Of Barber Mack, son deuxième album pour le label Island Jamaïca Jazz, Ernest Ranglin revient à des choses plus personnelles et, si l’on excepte deux reprises de Junior Byles et Derrick Harriott, toutes les compositions sont signées de sa main. Ce disque est, à proprement parler, moins reggae que le précédent, tout en collant plus exactement à l’inspiration actuelle du guitariste. Effluves d’un jazz ensoleillé, relents de musique caraïbe, l’album explore avec passion les différents passés de la musique jamaïcaine, et il se démarque grandement des productions actuelles de l’île. Certes moins intéressant que les oeuvres plus anciennes d’Ernest Ranglin, Memories of Barber Mack reste un disque rare, précieux, une petite perle instrumentale égarée dans un monde où tous ne jurent que par la machine.
Jah Rach

Ernest Ranglin
« Sounds & Power » (Studio One)
« Play The Time Away » (Grove Music)
« Below The Bassline » (Island)
« Memories of Barber Mack » (Island)

Reggae - Dub

AUGUSTUS PABLO

Sortie sur Mango de la compilation "Classic Rockers" qui regroupe seize (…)

Augustus Pablo - de son vrai nom Horace Swaby - est sans conteste l’une des personnalités les plus marquantes de la musique jamaïcaine des années 70. Né à Kingston, en Jamaïque, dans la première moitié des années 50, il apprend seul à jouer du piano tout en suivant les cours de la Kingston College School. Un jour, on lui prête un melodica et c’est la révélation. Pablo est fasciné par l’instrument qui, à compter de cet instant, ne le quittera plus.

C’est au cours de sessions dirigées par Herman Chin-Loy en 1971 qu’il adopte son pseudonyme. A cette époque, Pablo est sollicité par différents producteurs plus ou moins célèbres et on peut l’entendre sur de nombreux titres devenus aujourd’hui des classiques. Mais c’est surtout en tant qu’artiste solo qu’il fait sentir sa présence, et son potentiel créatif devient évident lorsqu’à partir de 1972, il enregistre pour son propre compte. Comme le montrent tous les enregistrements qu’il réalise dans les années 70 pour ses labels Hot Stuff et Rockers (ainsi nommé car c’est le Rockers Sound-System, dirigé par son frère, qui assure la promotion de ses disques), Pablo est constamment à le recherche de nouvelles idées et de nouvelles directions pour sa musique. Son utilisation du melodica se caractérise par un style aux influences extrême-orientales tout à fait original que beaucoup ont essayé de copier - le plus souvent sans succès. Il a ainsi donné ses lettres de noblesse à un instrument aux origines humbles trop souvent considéré comme un simple jouet.

Dans son travail de production, Pablo accorde une grande importance au mixage des riddims et le studio de King Tubby y apporte une touche d’innovation très personnelle. Les instrumentaux qui résultent de cette collaboration sont, depuis, rentrés dans l’Histoire et ont desservi les voix de plusieurs artistes de premier plan. On notera à ce sujet qu’un des mérites de Pablo a été d’enregistrer des chanteurs mal-aimés, voire totalement inconnus, leur donnant ainsi l’opportunité de montrer ce dont ils étaient capables. Le meilleur exemple en est peut-être Jacob Miller qui enregistre six titres sous la houlette de Pablo, parmi lesquels le superbe

  Baby I Love You So 

. Cette chanson est présente sur le Classic Rockers et elle y est accompagnée de sa version dub King Tubby Meets The Rockers Uptown - probablement le morceau le plus populaire de Pablo.

Faisant office de catalyseur, Pablo capture ainsi nombre de chanteurs et groupes vocaux qui, à son contact, semblent donner le meilleur d’eux-mêmes. Parmi eux, Paul Blackman, Earl Sixteen, Hugh Mundell, Tetrack et Junior Delgado, tous présents sur cette remarquable compilation qui nous propose en plus deux titres inédits : Jah In The Hills, un magnifique instrumental dégoulinant de lyrisme, et Love Won’t Come Easy, une chanson de Leroy Sibbles (des Heptones) dont on trouve une version, interprétée avec le reste du groupe, dans l’album Night Food.

Plus tard, dans les années 80, Pablo adoptera une instrumentation résolument plus moderne - actualité oblige. Le son de ses productions perdra de son humanité et leur impact s’en trouvera amoindri. Mais peu importe, Augustus Pablo a désormais sa place au Panthéon des grands de la musique jamaïcaine, aux côtés de Clement Coxsone Dodd et Lee Scratch Perry. Bon, maintenant, fini la parlote, faisons place à la musique...

Grandmaster DJ X (Scratch n°1 / 1996)

Augustus Pablo « Classic Rockers » (Mango / Island)

A écouter aussi :
Augustus Pablo « Original Rockers »
Jacob Miller « Who say Jah no dread »
Tetrack « Let’s get started + dub »
Hugh Mundell « Mundell + dub »
(Tous ces albums sont disponibles sur le label Greensleeves).

Reggae - Dub

THE CONGOS

L’excellent label britannique Blood & Fire réédite le mythique « Heart (…)

Heart Of The Congos fut, avec Natty Dread de Bob Marley & The Wailers, Marcus Garvey de Burning Spear et The Right Time des Mighty Diamonds, l’une des œuvres les plus déterminantes dans l’art des groupes vocaux jamaïcains dans les années 70.

C’est aussi l’un des albums les plus parfaitement réalisés à sortir du Black Ark Studio de Lee Scratch Perry durant les six années pendant lesquelles le studio était opérationnel. Pour son enregistrement, les Congos bénéficièrent, il est vrai, d’un accompagnement musical et d’une production de premier ordre. L’histoire des Congos commence lors de la rencontre entre Cedric Myton et Roydel Johnson.

Cedric Myton naît en 1947 à Ste-Catherine en Jamaïque, et débute sa carrière de chanteur en tant que membre des Tartans, un groupe vocal qui compte dans ses rangs Devon Russell, Prince Lincoln Thompson et Lindbergh Lewis. C’est l’époque où le rock steady envahit les dance hall et les Tartans connaissent un certain succès avec leur titre

  Dance Hall Night 

en 1967, puis avec Coming On Strong enregistré pour le label Caltone en 1968. Mais le groupe se sépare. Cédric sort quelques disques aux cotés de Devon Russell puis forme les Royal Rasses avec Lincoln Thompson. Après ça, au milieu des années 70, il rencontre Roydel Johnson avec qui il forme les Congos.

Roydel Johnson est né en 1947 à Hanover. Enfant, il suit les cours de la Kendall School, où Lee Perry est aussi élève. Roydel grandit dans une famille de musiciens et, au début des années 70, il devient membre du groupe rasta Ras Michael & The Sons Of Negus. Il chante aussi aux côtés de Brother Joe & The Rightful Brothers et enregistre avec ce groupe Go to Zion vers 1973. Puis c’est la naissance des Congos.

Après avoir travaillé quelques temps en duo, Cedric et Roydel rencontrent Watty « King » Burnett. Watty assure tout d’abord des choeurs dans le groupe, puis il est engagé.

En 1976, lorsque les Congos rentrent au Black Ark Studio pour enregistrer leur album, Lee Perry est au faîte de son art. L’ambiance du studio, caractérisée par un son de batterie reconnaissable instantanément et l’utilisation toute particulière que fait le producteur de son équipement (quatre pistes, reverb, phaser), imprègne chaque titre du Heart of the Congos.

A cette époque, The Upsetters comptent dans leurs rangs quelques uns des meilleurs musiciens jamaïcains : les batteurs Sly Dunbar et Mikey « Boo » Richards, les percussionnistes Skully et Sticky, le bassiste Boris Gardiner, le guitariste Ernest Ranglin... De même présent lors de l’enregistrement du disque, l’excellent organiste Winston Wright qui envoie une irrésistible ligne de basse sur Congoman et assure les parties d’orgue pour lesquelles il est d’avantage connu. Dans les choeurs, on retrouve aussi quelques connaissances. La voix de basse que l’on entend chantant les louanges du Quaju Peg the collie-man sur

  Fisherman 

est celle de Watty, qui a enregistré plusieurs disques pour Lee Perry. On remarque aussi la présence des Meditations - Ansel Cridland, Winston Watson et Danny Clarke - qui ont aussi assuré des chœurs pour Bob Marley, notamment sur Rastaman Live Up, Blackman Redemption et Punky Reggae Party. Ils ont de même enregistré plusieurs faces pour Lee Perry au Black Ark Studio. Enfin, Earl Morgan, Barry Llewellyn (deux membres des Heptones) et Gregory Isaacs apportent leurs harmonies vocales sur La La Bam-Bam tandis que Candy Mc Kenzie (du groupe Full Experience) chante dans les choeurs de Children Crying.

Cette énième réédition de Heart of the Congos se voudrait une version définitive de ce classique. Plus longue qu’aucune des cinq versions déjà parues à ce jour, elle comprend aussi quelques mixes rares ou inédits sur un CD bonus. Le tout a été remasterisé et nettoyé, et est emballé sous une très belle pochette cartonnée contenant un livret somptueusement illustré et documenté.

Après l’enregistrement de cet album, ses protagonistes ont poursuivi leur route séparément. Cedric Myton a sorti trois albums sous le nom des Congos pour CBS France. Il vit actuellement tout près de New York avec sa famille. Roydel Johnson enregistre et se produit toujours sur scène sous le nom de Congo Ashanti Roy en Jamaïque. Il chante dans la collectif de l’ON-U Sound d’Adrian Sherwood et réalise des albums solos (sur le plus récent, enregistré pour le label High Times de Chinna Smith, on le voit faire équipe avec la chanteuse roots Annette Brissett).

Lee Perry, lui, vit actuellement en Suisse avec sa femme Mireille, enregistrant et se produisant régulièrement en concert. Le travail qu’il a effectué dans le Black Ark Studio, dans lequel chaque énergie élémentaire semblait travailler, par son intermédiaire, à une nouvelle sorte d’alchimie musicale, constitue sans aucun doute la partie la plus importante de son œuvre. Heart of the Congos en est un des plus beaux exemples, et l’album déborde d’une présence tangible si puissante qu’il transcende virtuellement la simple catégorie musicale.

Un disque qui ne s’adresse pas qu’aux seuls amateurs de reggae.

Grandmaster DJ X (Scratch n°2 / 1996)
d’après les liner notes de Steve Barrow.


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